8. L’univers sonore (extraits)

Esquisse de Jean-Pierre Perreault, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1984.

Esquisse de Jean-Pierre Perreault, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1984.

8.1 L’expérience sonore

L’œuvre Joe est une expérience autant physique et visuelle que sonore. Est-il question de musique ou d’un environnement sonore ? Peu importe, avec Joe, la relation entre la danse et la musique est totalement différente de celle d’un spectacle conventionnel. Ici, la danse est aussi la musique. Le son de l’œuvre est tributaire des 32 êtres vivants sur le plateau et des nombreux actes qu’ils posent dans l’espace scénique. Comme au théâtre, la « voix » de l’œuvre vient de l’interprète, le public reçoit le mouvement et le son comme une entité indivise.

« Un spectacle de ce chorégraphe amène non seulement à regarder des méandres citadins, mais également à écouter une addition complexe de rythmes ; frottements de bottines et crissements de chaussures de toutes sortes. Entendre des corps devenus par là sonores, musicaux ; d’une musique sans grand apparat, plutôt brute et même primaire parce qu’elle provient de la quintessence de l’être, le mouvement. Avec ces danseurs-bruiteurs, l’œuvre chorégraphique prend soudainement un double visage, celui d’un univers visuel peuplé d’êtres en attente ou en fuite, et celui d’un microcosme sonore à sentir. Devant les mondes créés par cet artiste, on ne fait donc pas uniquement regarder, on jauge aussi, mais de l’oreille. » Andrée Martin, « Jean-Pierre Perreault. De corps et d’espaces ». Revue de théâtre Jeu, no 72, 1994.

Des danseurs-musiciens, le bruit des pas

Plusieurs éléments sonores qui se manifestent dans l’univers de Joe. Tout d’abord, il y a la présence physique et le souffle des 32 interprètes. Il y a les multiples sons issus de leurs mouvements : le bruit des corps qui chutent au sol, le bruissement des costumes, les manteaux qui virevoltent, les glissements des corps sur la rampe, etc. Mais il y a surtout les sons produits par les bottes qui marquent la mesure du temps. Les Joe modulent leurs pas du début à la fin de l’œuvre.

« Jean-Pierre était très musical, mais pas dans un lyrisme mélodique. Il nous ramenait au ras du sol avec les pas… Il voulait que le danseur soit à l’écoute de ce qu’il fait, un son égale un mouvement. Jean-Pierre n’engageait pas des danseurs-musiciens, mais tu allais le devenir ! » Extrait d’un entretien avec Louise Bédard à propos de Joe, Ginelle Chagnon, 2011.

Les multiples sons et rythmes qui proviennent des semelles et des talons des bottes créent un environnement sonore diversifié et évocateur. Ces sons participent à la dramatique de l’œuvre, ils portent le temps, ils magnifient l’expérience sensorielle, stimulent l’imaginaire et témoignent de l’acte véritable devant public. Ces bruits de pas sont également la façon dont tous les Joe communiquent entre eux, car ils ne se voient pas ni ne se parlent. Sans répit, ils sont un orchestre sans autre repère que leur capacité d’être à l’écoute. C’est avec une conviction travaillée que les Joe proposent ensemble des sons et des rythmes et qu’ils s’ajustent constamment en temps réel de l’action.

Photos 1 et 2 : Joe, 1989. Tel un orchestre sans chef, les Joe marchent, chantent et dansent ensemble. La Marche militaire, le LA.O. Photos 1 et 2 : Joe, 1989. Tel un orchestre sans chef, les Joe marchent, chantent et dansent ensemble. La Marche militaire, le LA.O.

Photos 1 et 2 : Joe, 1989. Tel un orchestre sans chef, les Joe marchent, chantent et dansent ensemble. La Marche militaire, le LA.O.

« Je te dirais que la plus grande difficulté, c’est de le faire sans chef d’orchestre… en groupe, comment concilier les tendances de chacun et se rejoindre dans un même tempo sans l’entremise d’un chef d’orchestre. Cet entraînement a provoqué un apprentissage imposant du sens de l’écoute. » Extrait d’un entretien avec Sylviane Martineau à propos de Joe, Ginelle Chagnon, 2011.

La scénographie, une caisse de résonance

Il y a plusieurs façons de nommer la structure de bois située au fond de l’espace scénique : la rampe, la pente ou le tambour, qui, selon les actions qu’y mènent les danseurs, magnifie l’acte chorégraphique en résonance, en signifiance. À plusieurs occasions, les Joe font vibrer cette rampe alors qu’ils y marchent, chutent, courent et la frappent de leurs bottines. Elle devient un tambour, un instrument qui rassemble, sollicite l’attention et domine l’environnement visuel comme sonore. Parfois, ce tambour sort le public de la torpeur induite par les séquences répétitives de mouvements. C’est un instrument qui, même s’il est parfois menaçant, appelle le public à demeurer présent.

Les silences

Les silences sont éloquents et très importants dans l’environnement sonore de Joe. Qu’ils soient courts ou très longs, ils participent à la dramaturgie de l’œuvre, ils servent à briser les différentes cadences et ils sollicitent l’écoute. Les silences créent des tensions, des espaces où le mystère plane, et ils permettent des changements inopinés de rythme ou d’ambiance.

« Que le danseur devienne musicien, c’était aussi pour accaparer le silence. Jean-Pierre parlait souvent du silence. On devait vivre le silence. […] un grand apprentissage pour le danseur. […] Toujours impressionnée de revoir la pièce […] pourtant il y a eu une progression, des changements lors des reprises. » Extrait d’un entretien avec Louise Bédard à propos de Joe, Ginelle Chagnon, 2011.

© Robert Etcheverry, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1989. La Partie au sol.

© Robert Etcheverry, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1989. La Partie au sol.

 

Pendant la Partie au sol, un Joe fait le métronome en frappant la rampe du bout de sa botte. Il varie les espaces-temps entre chaque frappé. À chaque silence, tous les Joe et le public sont dans l’anticipation de l’action suivante, tous sont à l’affût du prochain son et de l’action que les Joe exécuteront simultanément. Cette séquence utilise les temps de silence pour créer des tensions, alors que parfois les silences sont plus discrets. Lorsque le Duo sur harmonica a lieu au pied de la rampe et que les deux Joe sont en équilibre sur une jambe, doucement l’harmonica se tait. Silence. Puis, on entend la main du Joe qui frappe la joue de son partenaire. Ce silence est nécessaire pour comprendre la réalité de la gifle.

Il est parfois difficile de soutenir certains silences et les immobilités. Cette difficulté se vit des deux côtés du proscenium. Le public est d’emblée au même diapason que les danseurs, il attend la suite, il retient son souffle.

Le chant à deux notes et le sifflet

Pendant la séquence du LA.O, les Joe se placent debout, face à la verrière. Puis, une petite voix a cappella perce le silence en chantant deux notes à répétition, comme un appel ludique vers le ciel. Répondant à cet appel, des groupes de Joe chantent aussi ces deux notes, alors que d’autres Joe dansent sur cette chanson. Le LA.O se transforme en cris d’oiseaux et se termine d’un coup sec au son d’un Joe qui siffle. Enfin, on l’entend sauter sur place, alors qu’un autre Joe danse à toute allure.

L’harmonica

« … Et puis il y a l’harmonica… Nous ne sommes pas dans l’éloquence, c’est un air sans air, improvisé. C’est très naïf. » Extrait d’un entretien avec Sylviane Martineau à propos de Joe, Ginelle Chagnon, 2011.

À deux reprises, le son mélodique de l’harmonica se fait entendre. Un Joe joue de l’harmonica pour soutenir l’action des autres. Grâce à cet instrument, l’aridité de l’univers de Joe s’adoucit, s’assouplit en quelque sorte.

 

Boîte chorégraphique Joe

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