2. Historique

 

Croquis et notes de Jean-Pierre Perreault pour Dernière Paille, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1977.

Croquis et notes de Jean-Pierre Perreault pour Dernière Paille,
Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1977.

2.1 Genèse

Situer Joe dans la pratique chorégraphique de son maître d’œuvre

Toute œuvre issue d’une pratique chorégraphique prend vie dans une logique créative déjà amorcée, tout comme elle exerce une influence sur les œuvres qui suivront. Ses composantes sont permutées dans les foulées épisodiques de l’acte créateur et développées par le médium que choisit son maître d’œuvre. Certaines œuvres sont directement liées à d’autres par des composantes bien précises. Souvent, des éléments qui ont déjà été utilisés dans une autre création servent de terreau fertile à la poursuite d’une recherche plus approfondie, alors que d’autres se répètent, exerçant la même fascination que précédemment.

L’œuvre Dernière Paille, que Jean-Pierre Perreault crée en 1977 alors qu’il travaille depuis quelques années au sein du Groupe de la Place Royale, marque un tournant significatif dans son esthétique, son écriture chorégraphique et ses préoccupations scéniques. Pour cette œuvre dansée en silence, il fabrique des structures triangulaires en bois peintes en noir et sur lesquelles les interprètes évoluent, montant et descendant de temps en temps les pentes que leurs formes occasionnent. Ces rampes structurent l’espace scénique en proposant une dimension spatiale tout en volume, mais elles provoquent aussi un changement important de physicalité (ou d’état physique) en rapport avec la précarité de l’équilibre du corps. En effet, sur les rampes, les corps en suspension travaillent en rétention et en opposition à la force de la gravité. Ces rampes contribuent aussi à donner une autre dimension sonore à la danse elle-même, en amplifiant la sonorité des pas des interprètes (marches, courses, glissements, etc.). Grâce aux micros placés sous les triangles de bois, ces derniers deviennent des tambours de grande dimension. L’espace scénique cubique qui est ici proposé provoque de lui-même un bouleversement de la sonorité de la danse.

 Croquis et notes de Jean-Pierre Perreault. Dernière Paille, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1977. Photo issue de la vidéo de Dernière Paille en répétition, en 1977, Le Groupe de la Place Royale. Reconstruction et adaptation à 14 danseurs de Dernière Paille, Soirée Perreault, UQAM, 2009.

Photo 1 : Croquis et notes de Jean-Pierre Perreault. Dernière Paille, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1977.
Photo 2 : Photo issue de la vidéo de Dernière Paille en répétition, en 1977, Le Groupe de la Place Royale.
Photo 3 : Reconstruction et adaptation à 14 danseurs de Dernière Paille, Soirée Perreault, UQAM, 2009.

Pour Dernière Paille, Perreault habille les interprètes d’uniformes masculins de garagiste, soit des salopettes gris taupe. Portées par des femmes et des hommes, ces salopettes deviennent ce que l’on appelle à cette époque un vêtement unisexe, dissimulant la forme réelle des corps et une part de leur identité. La personnalité de chaque interprète se manifeste alors par le biais de ses actions et par la qualité de sa présence. Perreault conçoit d’emblée une première exploration emblématique de la masse (masculine) versus l’individu. Par le mouvement, il cède la cadence d’une musique instrumentale au bruit des pas et au rythme émis par les interprètes. Il travaille le poids du corps (lancé, saisi, manipulé, effondré, soulevé et soutenu), amorçant ainsi de nouvelles préoccupations chorégraphiques et esthétiques. Le lieu scénique, l’individu qui l’habite et la société à laquelle il appartient deviennent des moteurs créatifs qui se taillent une place dorénavant primordiale au cœur de l’œuvre chorégraphique de Perreault.

Perreault poursuit ses recherches dans cette direction lors d’une résidence d’artiste à l’Université Simon Fraser, à Vancouver, en 1981. Il y crée Refrains: An Opera avec les 35 élèves du module Théâtre, dont le performeur Tom Stroud, avec qui il travaillera sur plusieurs projets par la suite. Le costume choisi pour cette pièce est un complet noir, avec chapeau Fedora, chemise blanche et chaussures noires. Perreault découvre la poésie des corps non entraînés, en mouvement, mais tout de même conscients du facteur théâtral du geste. L’année suivante, il crée la pièce Calliope pour le Groupe de la Place Royale, dans laquelle les trois danseuses et les trois danseurs sont vêtus de complets noirs masculins, mais, cette fois-ci, de type tuxedo court. Ils ont à la bouche un harmonica dont ils jouent à maintes reprises tout au long de la pièce. Un véritable tour de force d’écoute, de savoir-faire et de rigueur pour les six interprètes qui sont entièrement responsables de la musique de l’œuvre. Perreault continue d’explorer le mouvement à travers le poids du corps, le déséquilibre et comme producteur de son. Le bruit des pas est naturel et intentionnel.

Programme de spectacle, Refrains: An Opera, Vancouver, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1981. Programme de spectacle, Official Version: Red, Londres, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1982. Calliope, en reprise, 1990. Calliope, en reprise, 1990.

Programme de spectacle, Refrains: An Opera, Vancouver, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1981.
Programme de spectacle, Official Version: Red, Londres, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1982.
Photos 1 et 2 : Calliope, en reprise, 1990.

La même année, alors qu’il est professeur invité au Laban Center for Movement and Dance affilié au collège Goldsmiths, à Londres, Perreault crée Official Version: Red, œuvre dans laquelle il se familiarise avec la bottine d’armée, alors très populaire à Londres qui, à cette époque, est au centre du mouvement punk. Il chausse les étudiants de ces bottines pour son atelier et constate alors l’ajout de poids au mouvement dansé et apprécie la capacité sonore de ces bottes. L’effet sonore de masse se révèle, la dramatique du son produit par ces bottes en action est explosive.

« Dans les œuvres de Jean-Pierre, les costumes ont toujours l’air d’avoir été tirés des rebuts de l’Armée du Salut. […] Official Version: Red faisait écho aux préoccupations politiques de Jean‑Pierre. Le sous-titre en était : “Only a Scream Away”. Marion North et Bonnie Bird du collège Goldsmiths de l’Université de Londres, lui avaient passé commande d’une création. Il leur a donné (à mon avis) l’une de ses meilleures pièces, composée d’éléments de Nanti Malam et de déplacements annonçant les mouvements de masse qui allaient devenir un motif important de ses œuvres subséquentes. » Richard Purdy, « Perreaultgraphie », dans Jean-Pierre Perreault, chorégraphe, Aline Gélinas (dir.), Montréal, Les Herbes rouges, 1991.

De retour à Montréal, Perreault crée le quatuor Rodolphe, en 1982, cinq ans après Dernière Paille. Il travaille avec un danseur et trois danseuses et y représente une fois de plus le genre masculin. Deux d’entre eux sont chaussés de bottines tandis que les deux autres dansent pieds nus. Ce quatuor est habillé d’un pantalon masculin à bretelles, avec chemise et cravate et imperméable foncé. Les interprètes sont Joanna Abbatt, Louise Bédard, Ginette Laurin et Daniel Soulières. Il y a des socles de bois noir sur lesquels ils montent parfois, ce qui élève les corps et ajoute une autre dimension à l’espace scénique. La prémisse du costume de Joe est déjà bien ancrée et le besoin de structurer l’espace cubique se manifeste à nouveau (en variant selon les budgets de production alloués). Perreault est au cœur de sa nouvelle avenue chorégraphique.

Affiche de spectacle, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1983. Programme de spectacle, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1984. Programme de spectacle, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), avril 1989.

Photo 1 : Affiche de spectacle, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1983.
Photo 2 : Programme de spectacle, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1984.
Photo 3 : Programme de spectacle, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), avril 1989.

Joe

En 1983, Perreault crée Joe, avec 22 étudiantes et 2 étudiants, dans le cadre du spectacle étudiant du module Danse et théâtre de l’Université du Québec à Montréal. Au cours de l’évolution de ce projet, il décide de retravailler la pièce l’année suivante avec des professionnels pour la présenter au grand public sur la scène de la salle Marie-Gérin-Lajoie.

En 1984, il fonde sa compagnie, la Fondation Jean-Pierre Perreault, et reprend Joe avec 19 danseuses et 5 danseurs. Il n’en est toujours pas satisfait. Lors des reprises de 1989 et de 1994, il remanie la pièce et déclare que la version à 32 interprètes est la version définitive de cette œuvre, qui fait dorénavant partie de son répertoire. En respectant cette version de Joe à 32 danseurs, l’œuvre a été reprise en 1996 et en 2004, deux ans après le décès de son créateur.

La composition des différentes versions

1983 : 24 danseurs / 22 femmes et 2 hommes (module Danse et théâtre de l’UQAM)

1984 : 24 danseurs / 19 femmes et 5 hommes

1989 : 30 danseurs / 16 femmes et 14 hommes (2 séries de spectacles)

1991 : 31 danseurs / 12 danseurs-danseuses du Québec et 19 danseurs-danseuses de France

1994 : 32 danseurs / 15 femmes et 17 hommes
(tournée canadienne avec Dancemakers et Winnipeg Contemporary Dancers)

1996 : 32 danseurs / 19 femmes et 13 hommes
(tournée canadienne et américaine de courte durée)

2004 : 32 danseurs / 20 femmes et 12 hommes
(tournée internationale de longue durée en 2 séries)

C’est la version (finale) de 1994 que Jean-Pierre m’a transmise avec beaucoup de plaisir et de complicité. C’était la variante qu’il préférait, qui le stimulait encore. Dès lors, j’ai pu l’aider à se départir de la responsabilité de porter cette œuvre majeure du patrimoine québécois de la danse. Ce fut une tâche de taille à assumer, mais aussi un cadeau, une école, une des grandes aventures artistiques de ma vie. Écrire la mémoire de Joe est le meilleur témoignage de reconnaissance que je puisse faire à toutes celles et ceux qui ont contribué à la vie de ce chef-d’œuvre.

Affiche de spectacle, Montréal, 1989. Programme de spectacle, Montréal, septembre 1989. Communiqué de presse de la tournée canadienne, 1994. Affiches de spectacle des tournées canadienne et américaine, 1994, 1996. Programme de spectacle, Lorient, France, 2004.

Affiche de spectacle, Montréal, 1989.
Programme de spectacle, Montréal, septembre 1989.
Communiqué de presse de la tournée canadienne, 1994.
Affiches de spectacle des tournées canadienne et américaine, 1994, 1996.
Programme de spectacle, Lorient, France, 2004.
Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ).

 

 

Boîte chorégraphique Joe

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