1. Introduction

Dessin de Jean-Pierre Perreault, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1983.

Dessin de Jean-Pierre Perreault, Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1983.

 

1.1 Avant-propos

Une boîte chorégraphique rassemble les éléments porteurs de sens nécessaires à la reconstruction et à la compréhension d’une œuvre ; elle la documente, la préserve et en pérennise la transmission.

Mot de Ginelle Chagnon

Chère lectrice, cher lecteur,

Entreprendre la rédaction et la composition d’une boîte chorégraphique sur l’œuvre Joe de Jean Pierre Perreault, c’est comme chanceler au sommet d’une pente face au gouffre de sa propre mémoire. Avec le temps, reviennent au creux de l’oreille la voix et les consignes du chorégraphe, le son des bottes, des interprètes et de leur respiration, des manteaux, des cadences, des silences, de l’harmonica… Peu à peu, on se rappelle certaines silhouettes, l’immensité de l’espace scénique, quelques envolées de la danse et le ressenti du non-dit qui s’est logé en soi-même.

Un projet d’art vivant est élaboré à partir d’une idée prémonitoire qui persiste, puis celle ci est approfondie et incarnée par des interprètes. Ensuite, l’œuvre vit devant public puis, occasionnellement, elle est ranimée grâce à de nouveaux interprètes. À chaque représentation, elle s’adresse à un nouvel auditoire. En définitive, l’œuvre sommeille dans les limbes du répertoire culturel auquel elle appartient, et ce qui subsiste du spectacle vivant s’est logé dans nos mémoires infidèles tandis que certaines expériences physiques et psychiques restent imprégnées dans le corps des interprètes. Certaines composantes du spectacle peuvent être documentées et archivées alors que d’autres ne subsistent pas. L’expérience véritable du geste, du temps, de la musique, de l’espace scénique et du rapport à l’autre est à celles et ceux qui font corps avec l’œuvre. Ces facteurs expérientiels ne sont pas transmissibles, ils appartiennent à la personne qui les ressent.

« Il y a une immense différence entre voir une chose sans le crayon à la main, et la voir en la dessinant. »
Paul Valéry

Le regard que porte la personne qui doit décrire et transmettre les composantes d’une œuvre est bien différent de celui de la personne qui la crée, qui la fait, et différent encore du regard de la personne qui s’est munie d’une place en salle de spectacle pour en accueillir l’expérience.

Le but de cette documentation de l’œuvre chorégraphique Joe de Jean-Pierre Perreault n’est pas de théoriser sur l’œuvre, mais de nommer et partager les composantes et les savoirs relatifs à ce spectacle. Certes, les éléments rassemblés dans cette boîte chorégraphique ont pour fonction de guider une reprise éventuelle de l’œuvre, mais la lecture et le visionnement de tous ces documents ont aussi le potentiel de faire vivre l’œuvre autrement. Toutes ces pages mettent en évidence les différents aspects de la production et la complexité du travail à accomplir afin que l’œuvre puisse prendre vie. Ces zones internes ne sont pas connues du public, mais certainement ressenties alors que la spectatrice ou le spectateur plonge dans les méandres de Joe.

« L’invitation à en parler ou à écrire à ce sujet provoque toujours la même gêne, l’impression d’être invité à dévoiler les secrets de cuisine ou les recettes de quelqu’un d’autre. »
Marianne Van Kerkhoven, « Looking without pencil in the hand »,
à propos de la dramaturgie de la danse (traduction libre).

La responsabilité inhérente à la rédaction exacte de ces données est difficile à définir et, bien sûr, les informations contenues dans cette boîte chorégraphique peuvent être incomplètes sinon parfois erronées. Les documents que j’ai rassemblés ici ont été sélectionnés selon un angle de vue subjectif, celui de la répétitrice de l’œuvre. Afin d’élargir mon point de vue, j’ai souvent inclus la parole d’autres proches collaboratrices et collaborateurs de Jean-Pierre Perreault, qui ont également participé à la grande aventure de Joe.

Ces documents représentent une partie de la somme des apprentissages reçus et des expériences que j’ai vécues pendant plus de dix ans de collaboration quotidienne avec Jean-Pierre. La majeure partie des notes consignées dans ces pages m’ont été transmises lors de la reprise de ce spectacle en vue d’une tournée canadienne en 1994. C’est alors que Perreault m’a communiqué ses consignes et ses recommandations. Il était heureux de partager ses didascalies et de se libérer de la direction de Joe. Je crois qu’il avait envie de l’oublier un peu et de s’en dégager.

Perreault m’a d’abord initiée aux gestes et aux mouvements de Joe. Il a insisté sur la notion de poids du corps et sur sa relation à l’espace scénique. Il a attiré mon attention sur les notions qu’il considérait comme primordiales pour l’activation de cette œuvre et invité à ne pas craindre les moments plus arides de son œuvre. Il ne désirait pas que la danse traduise une idée, voire une intention précise, mais que l’interprète se concentre sur les consignes du mouvement à accomplir, dans l’écoute du moment présent. Il m’a communiqué la manière d’identifier les Joe. Il me disait : « Penses-tu qu’Untel ferait un beau Joe ? Si tu ne le sais pas, mets-lui un costume et tu comprendras tout de suite. » Nous avons discuté des couleurs, des tensions de l’espace scénique, des costumes, de la lumière et du contrôle à avoir sur le regard du public. Il m’a emmenée à l’intérieur de son monde pour m’enseigner la fabrication de l’œuvre, pour contrer les commentaires hybrides des interprètes et les opinions médiatiques sur son œuvre.

J’ai donc pris les rênes de Joe, œuvre phare du répertoire de danse contemporaine québécoise. Ce grand privilège a aiguillé ma vision du spectacle vivant et a certainement marqué ma sensibilité d’artiste. En affinant mon regard au contact de celui de Jean-Pierre, j’ai appris à respecter l’œuvre dans sa démesure et l’importance de la maintenir dans une certaine abstraction, comme il le voulait. J’ai aussi appris que ce n’est pas la tâche des interprètes, mais bien de l’œuvre globale de porter l’identité de Joe vers le public. C’est cette vision d’ensemble que Jean-Pierre souhaitait me transmettre ; j’espère avoir été à la hauteur de cette mission.

Cette boîte comprend plusieurs documents : d’abord une genèse de l’œuvre afin de la situer dans le parcours chorégraphique de Perreault, puis une annexe des répétitions visant à une appropriation de la chorégraphie qui soit mesurée, sensible et efficace. Même s’il est évident que la vidéo est le moyen le plus adéquat pour rendre compte de la chorégraphie, une notation chorégraphique et des schémas ont été rédigés et dessinés pour accompagner la vidéo et donnent beaucoup d’informations qui seraient autrement invisibles. D’autres documents portent sur la scénographie, les costumes, l’univers sonore, la lumière et tous les aspects techniques du spectacle. Finalement, l’ajout de certains dessins, programmes de soirée, photos et affiches de spectacle a pour but de stimuler l’imaginaire voire la mémoire de la lectrice et du lecteur et colore historiquement cette documentation.

Pour finir, je dirais que toute transmission de spectacle vivant vise l’absolu. Elle doit ouvrir ses bras à la poésie que portent les nouveaux interprètes et l’équipe technique qui œuvrent à ranimer la chorégraphie. Elle doit aussi tenir compte du fait que le public d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier ni celui de demain. La « vérité » n’existe pas dans l’exercice du témoignage ou de la transmission. Je crois que la « vérité » de l’art de la danse apparaît uniquement au présent, au moment où l’acte et le regard sont engagés l’un vers l’autre.

Avec la rédaction et l’assemblage de la boîte chorégraphique de Joe qu’Espace Perreault m’a invitée à faire, c’est à mon tour de me libérer en quelque sorte de la responsabilité de tenir la mémoire de ce fleuron de notre patrimoine culturel. Je les remercie de leur confiance ainsi que pour l’actualisation de ce projet. Toute ma gratitude va à Jean-Pierre ainsi qu’à tous les interprètes, collaboratrices et collaborateurs de Joe, aussi bien ceux qui m’ont précédée que ceux avec qui j’ai eu le bonheur de travailler. Votre présence est encore tangible et m’a soutenue pendant la rédaction de ces documents.

« Philippe, grâce à ton travail, j’entends encore le son des bottes sur la rampe. Jean, je ressens encore la puissance et la profondeur du bleu de la lumière. Brigitte, j’entends encore ton harmonica, et Sylviane, le bruissement de ton manteau de laine quand tu déboulais à travers le groupe. Christine, je te vois encore avec ton chapeau gris et bombé, allant à la rencontre de Daniel qui forge son solo avec brio. Annie, Audrée, Maya et Mark, j’entends encore la gifle que vous donniez à votre partenaire. Claude, je me réjouis encore d’imaginer ta course pour rejoindre la Grappe et Tom… je te sens encore là, en équilibre, comme un roc sur le plateau… »

Cette boîte chorégraphique est un hommage à vous toutes et tous ; elle vous est dédiée.

 

Détail d’un dessin de Jean-Pierre Perreault,Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1983.

Détail d’un dessin de Jean-Pierre Perreault,
Fonds Jean-Pierre Perreault (BAnQ), 1983.

 

Boîte chorégraphique Joe

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