Entrevue de Sophie Corriveau menée par Johanna Bienaise pour Territoires Partagés – Mai 2019
Danseuse, performeuse, chorégraphe, enseignante, directrice des répétitions et conseillère artistique, Sophie Corriveau œuvre dans le milieu de la danse contemporaine depuis les années 80. Récipiendaire du Prix de la danse de Montréal 2016, catégorie interprète, elle a marqué plusieurs générations d’interprètes comme enseignante. Alors que Danse Cité dévoilait, le 9 mai dernier, que Daniel Soulières lui passait le relai de la direction générale et artistique de l’organisme, elle nous raconte dans une entrevue son parcours de formation et d’interprète, mais surtout son parcours d’enseignante des classes techniques.
Johanna Bienaise (J) : quel est ton parcours de formation en danse?
Sophie Corriveau (S) : Le premier cours de danse que j’ai suivi, à huit ans, c’était à l’école. J’allais aux Ursulines, à Québec. Je voulais absolument danser, donc mes parents m’ont inscrite à un petit cours de ballet le midi une fois par semaine. L’année suivante, ils m’ont inscrite à l’école de danse qui était affiliée avec les Grands Ballets, à Québec. C’était une école quand même assez sérieuse. Je prenais des cours de ballet. J’ai dû commencer à un jour/semaine, pour aller à deux jours/semaine, pour aller à trois jours/semaine, pour aller à quatre jours/semaine, éventuellement, inclure le samedi. Et j’ai fait ça de neuf ans à quatorze ans. La dernière année, c’était Andrea Davidson qui m’enseignait. Une merveilleuse danseuse que j’admirais, un idéal pour moi. Elle m’a encouragé à passer les auditions pour aller étudier à Montréal ou à Toronto. J’ai donc passé l’audition à Toronto pour l’École du Ballet National. Ça n’avait pas fonctionné. Et après, j’ai fait l’audition pour l’École supérieure de danse à Montréal, et là, ça a fonctionné. Ils m’ont proposé d’aller à l’école Pierre-Laporte, qui offrait un nouveau programme en danse, affilié à l’École supérieure de danse de Montréal. Je suis donc allée à Pierre-Laporte pour un an. J’étais en secondaire cinq. La continuité a été l’ouverture du programme en danse de l’École supérieure au CÉGEP, affilié au CÉGEP du Vieux-Montréal. C’était la première année de ce programme instauré par Ludmilla Chiriaeff. Dans notre cohorte, on était seulement sept. On suivait des cours de danse, d’histoire de la danse, de musique en plus des cours du CÉGEP. C’était aussi la première année d’enseignement de Vincent Warren. Il m’enseignait plein de cours: le ballet, les pointes, le répertoire, le pas de deux, l’histoire de la danse. Il était là beaucoup.
Dans ce parcours, les profs qui m’ont le plus marquée ont été Christine Claire, Vincent Warren et Daniel Sellier. Ils ont été très marquants pour différentes raisons. Vincent était un humaniste. Il nous léguait jour après jour sa passion, son immense curiosité, et un énorme lot de savoirs et d’histoire. Daniel Sellier avait un monde extraordinaire d’enseignement. Il était passionnant. Un bonhomme avec énormément de charisme. Il avait une méthode d’enseignement très particulière, axée sur la passion, qui me marque encore aujourd’hui dans ma pratique et dans mon enseignement. Toutes ses classes étaient écrites. Elles changeaient à chaque semaine et suivait un cursus très précis sur trois ou quatre ans. Cela me fascinait. Christine Clair, femme de cœur, était mon ancrage dans mon univers de jeune adulte hyper timide.
Quand j’ai fini le CÉGEP, j’ai essayé de joindre les Grands Ballets, mais, évidemment, ça n’a pas marché. Je n’avais pas du tout le profil de la danseuse classique, même si je voulais beaucoup! Mais j’ai eu une bourse d’échange culturel entre la Flandre et le Québec. Je suis donc allée six mois à Anvers, dans une école de ballet là-bas. Après ce six mois, j’ai voyagé. J’ai fait des auditions partout en Europe. J’étais encore dans le monde du ballet. J’ai fait des auditions pour plein de compagnies, jusqu’à Rolland Petit où l’on était 300 dans une salle. Je ne connaissais pas grand-chose du domaine professionnel. Je connaissais juste les grandes compagnies, les grands noms, issus de l’univers dans lequel on était baignées comme jeunes danseuses. Les auditions n’ont absolument rien donné. Et je mangeais beaucoup, beaucoup de pâtisseries parce que je voyageais toute seule et que j’avais très peu d’argent. J’étais un petit peu perdue. J’avais dix-huit ans. Je suis revenue au Québec.
Ma formation s’est pas mal terminée là, formellement, sauf que j’ai toujours, après ça, continué à faire des stages. Au retour d’Europe j’ai dansé quelques années à Ottawa et je me consacrais alors exclusivement au travail de la compagnie. C’est quand je suis revenue au Québec, à Montréal, que j’ai recommencé à suivre des stages lorsque l’occasion se présentait. Voix, théâtre, impro, danse, etc. Je demandais des bourses aussi, et j’allais faire des stages en Europe. Le gros de ma formation s’est donc fait en ballet, vraiment. Mais elle a été complétée par toutes sortes d’autres apports.
J’ai dansé à Ottawa dans une petite compagnie qui s’appelait Theatre of Giants. Une compagnie de théâtre et mouvement. On faisait des trucs avec des gros costumes… on faisait des shows pour enfants. À Ottawa il y avait évidemment le Groupe de la Place Royale mais, pour moi, à cette époque, c’était un monde inconnu. J’ai ensuite été un an apprentie pour la compagnie Theatre Ballet of Canada, dirigée par Lawrence Gradus, qui avait précédemment fondé Entre-Six. La directrice des répétitions était Margery Lambert, une femme qui m’a beaucoup influencée dans mon parcours. Le répertoire de la compagnie naviguait entre ballet et danse moderne. Après avoir été apprentie non-payée pendant un an je suis entrée dans la compagnie. On dansait donc des œuvres de ballet, du Balanchine, du Lawrence Gradus… Mais il y avait beaucoup d’artistes invités qui venaient créer ou remonter des œuvres pour le volet moderne, et j’ai donc travaillé avec des gens comme Christopher House ou Stephanie Skura des États-Unis. C’est par ces œuvres que j’ai commencé à mieux me connaître et à ressentir une certaine reconnaissance de la part des autres. Je sentais une connivence plus forte avec ces artistes qu’avec ceux qui venaient monter des pièces de ballet. Puis, l’événement le plus marquant a été lorsque Paul-André Fortier est venu remonter une pièce pour nous, à Ottawa, Ça ne saigne jamais. Ça a été vraiment ma rencontre avec le contemporain. Pour moi, c’était le coup de foudre total.
C’est vraiment à travers ces années-là que je me suis ouverte à la danse contemporaine. Je commençais à comprendre le milieu professionnel dans lequel on œuvrait, quel était le territoire de la danse. Après Ottawa, j’ai passé une année à Toronto, au départ parce que je connaissais Christopher House, Danny Grossman,… j’ai travaillé avec Benoît Lachambre là-bas. Je suivais tous les cours à Dancemakers. Je pense que je m’entraînais tous les matins. Il y avait un roulement de profs, en danse contemporaine ou en moderne. Mais j’ai beaucoup suivi de cours avec Risa Steinberg. Elle croyait en moi. C’est comme si elle défaisait le ballet en moi pour vraiment me faire comprendre les principes de la danse moderne/contemporaine. Elle ne me lâchait pas. En même temps, c’était vraiment hyper stimulant. C’était du Limón. J’ai fait aussi du Graham, mais peu. Je suis ensuite allée auditionner pour Montréal Danse, où Paul-André était, et j’ai été prise dans la compagnie. Mais quand je suis arrivée, il est parti. C’est Daniel Jackson qui a pris la relève, mais j’ai dansé plusieurs œuvres de son répertoire.
J : Depuis combien de temps tu enseignes et dans quel type d’institution tu as pu enseigner?
S: J’ai commencé à enseigner quand j’étais à Ottawa. Mais, après, je n’ai pas enseigné du tout à Toronto ni à Montréal quand je dansais avec Montréal Danse parce qu’on y avait des cours tous les matins. On avait des profs invités à chaque fois qu’on travaillait.
Quand j’ai quitté Montréal Danse, j’ai commencé à travailler avec Danièle Desnoyers, les après-midi. Et là, j’ai commencé à enseigner à l’UQÀM. J’y ai enseigné au moins une dizaine d’années. Je faisais tous les niveaux, en fait. Je devais faire au moins la moitié de l’année d’enseignement à l’UQÀM puis, l’autre moitié, je m’entraînais. Puis, parallèlement à ça, j’ai commencé à enseigner, à monter des œuvres de répertoire à LADMMI. J’ai aussi donné des cours d’interprétation à plusieurs reprises à l’UQÀM, ce que j’ai adoré faire. J’ai beaucoup développé mon enseignement pendant ces années-là, ce qui m’a menée d’ailleurs tranquillement vers les rôles de répétitrice et de conseillère artistique.
J: Maintenant tu enseignes à l’EDCM et est-ce que t’enseignes aussi en milieu professionnel?
S: Oui, j’enseigne en milieu professionnel mais peu car j’enseigne beaucoup à l’ÉDCM. C’est vraiment mon gagne-pain, en fait, la stabilité qui me permet de faire tout ce que je veux les après-midis. En milieu professionnel, j’enseigne surtout quand je suis en tournée. Je donne des classes, des ateliers d’improvisation en lien avec les œuvres que je danse. Quand je voyage, j’aime ça pouvoir enseigner. Quand je suis à Montréal, j’enseigne pour le RQD quand je peux et, pendant plusieurs années, j’ai donné des stages de classes à Circuit-Est. J’ai aussi beaucoup enseigné durant les stages d’été, puis à un moment, avec les enfants entre autre, j’ai fait « ah, j’ai besoin de pas enseigner l’été ».
J: Aujourd’hui, dans quel courant esthétique et/ou culturel tu situes ta pratique artistique et ton enseignement?
S: Je ne sais pas si je peux répondre directement, mais ma pratique se transforme. En ce moment, je me pose beaucoup de questions par rapport à ça. Où est-ce que je me situe? C’est comme s’il y a des pans de moi qui me tirent vers le passé, vers tout ce qui m’a construite, puis des pans de moi qui sont beaucoup plus dans l’expérimental et c’est ce qui m’attire maintenant. Je suis à la croisée de ces choses-là, clairement, même si mon cœur est vers ce qui est performatif.
À un moment, dans ma pratique, j’ai voulu me défaire de ma formation de ballet, comme une espèce de « lavement » pour me départir de certains tics propres à cette pratique. Puis, après ça, il y a un ressac, une prise de conscience qu’il y a quand même une richesse à aller puiser là-dedans, dans les nuances du corps et de ses possibles, en l’actualisant dans ma pratique. C’est un peu toujours ce qui se passe : j’évolue, je change, je me transforme, mais tout le bagage que j’ai s’infiltre dans les désirs que j’ai. Je suis toujours attirée par les choses dans lesquelles je ne suis pas très à l’aise. Et puis, en même temps, j’ai besoin du support de ce que je connais, de ce qui m’apporte une satisfaction parce que je sais le faire. Je me situe entre toutes ces choses-là. C’est un vertige, cette place où tu es à la bascule entre des choses qui t’attirent, des choses qui te retiennent aussi et des choses qui t’ancrent.