Les classes à deux – Entrevue avec Corinne Crane menée par Johanna Bienaise pour Territoires Partagés – octobre 2019
Diplômée de l’EDCM en 2009, Corinne Crane travaille à Montréal à titre de danseuse, d’enseignante et de directrice des répétitions. Curieuse et toujours soucieuse d’approfondir sa quête artistique sous ces trois chapeaux, elle a mis en place en juin 2019 le projet « Les classes à deux », des classes de danse conçues et enseignées conjointement par des artistes/formateurs de la danse. Elle souhaitait, à travers cette expérience provoquer la rencontre des visions et des approches, lui permettant ainsi de nourrir et de renouveler sa démarche enseignante.
Johanna Bienaise (J) :En juin 2019, tu initiais le projet « les classes à deux ». Avant de nous parler plus spécifiquement de cette aventure, pourrais-tu nous parler de ton parcours en enseignement ?
Corinne (C) : L’enseignement a commencé juste après la fin de l’école. La direction de l’EDCM cherchait quelqu’un pour enseigner aux débutants au récréatif, ce que je fais encore aujourd’hui. Cela fait donc environ huit ans que j’enseigne à des personnes qui dansent pour le loisir. Ça m’a beaucoup appris et ça m’apprend encore beaucoup. Ça a été un très bon ancrage pour moi pour rester dans la danse car je voyais ce que ça créait chez des gens de partager cette passion-là et d’être capable de leur faire goûter ce que ça fait, de danser, d’être dans son corps, de respirer, d’être avec les autres. Et, en fait, ce sont ces valeurs-là d’enseignement qui portent encore ce que je fais aujourd’hui. Je suis très reconnaissante d’avoir commencé par transmettre à des gens qui ne dansent pas professionnellement dans la vie. J’aime cette espèce d’innocence, de candeur face à cette pratique-là, ce côté-là très naïf, très ouvert qui me porte encore même quand j’enseigne aux préprofessionnels et professionnels. En fait, ça solidifie ce pourquoi je danse et pourquoi je transmets cette affaire-là de bouger dans l’espace et le temps avec des gens.
J : Maintenant, tu enseignes pour qui ?
C : J’enseigne encore à l’EDCM pour les cours de loisir mais également dans le cadre de la formation préprofessionnelle au DEC. J’enseigne également à mon compte pour me permettre d’expérimenter des choses nouvelles, d’être dans d’autres avenues. Je réalise que lorsque je mets moi-même sur pieds des choses, j’ouvre une porte vers la création d’autres contextes. Je fais des classes d’essai pour moi pour enseigner aux professionnels et voir comment faire, et s’il y a vraiment des différences ou pas avec le contexte préprofessionnel. Dans les deux dernières années, de temps en temps, quand je sentais qu’il n’y avait pas de cours offerts par le RQD, Circuit Est ou l’école, j’ai organisé des classes collaboratives. C’était une occasion de renouveler ce que j’étais en train de faire, de questionner comment aborder certains thèmes et également de tester différentes manières de créer mes exercices : avec quelqu’un ? toute seule ? en fonction d’une grande séquence que je décline en plusieurs points… ? Le fait de créer des contextes autres ont changé ma façon d’enseigner dans des contextes un peu plus scolaires.
J : Et à quoi ça ressemble une classe de Corinne en ce moment ?
C : Dépendamment du mandat que j’ai, bien sûr, ça change. C’est tellement difficile de répondre. Mais je dirais qu’aujourd’hui ça irait vers un moment de communion au départ. On est en cercle. On se parle de ce qu’on va faire. On trouve un moment pour respirer ensemble. On trouve un moment pour s’écouter. Souvent je vais les amener à essayer de s’inspirer des autres ; on va faire des exercices de rythme, d’écoute ; on va faire une activation que j’appelle partir le moteur.
J’alterne toutes sortes de traversées, au sol, etc. avec des exercices plus au centre. Mais, pour moi, les traversées doivent arriver assez tôt dans la classe pour ne pas oublier que nous sommes des êtres qui bougeons dans l’espace. Puis après, en ce moment, je vais amener un adage à deux dans l’idée de jeu, avec des tâches à faire. Et ça va nous amener à travailler la jambe de support, la jambe de gestes dans une certaine lenteur avec un défi physique qui se négocie avec le partenaire.
Puis à partir de là, je dirai que ça va aller en fonction du mandat que j’ai. Dans un contexte préprofessionnel, académique, je vais faire des phrases qui requièrent plus de rapidité et de changements de direction, plus de complexité dans le temps et l’espace. Récemment, j’ai fait aussi et c’est révélateur, une grande phrase qu’on répète et qu’on ralentit au maximum pour prendre le temps d’explorer, dans la répétition, comment on peut prendre de nouveaux chemins.
Mais j’essaie à la fin de la classe d’être dans quelque chose qui va demander plus de cardio, plus de stamina. Et puis, vers la fin mais pas complètement, je vais placer des sauts plus inspirés de la danse house qui demandent beaucoup de rebondis pour préparer à aller dans des grands déplacements et dans des grands sauts.
Puis j’essaie de finir avec un moment de communion et de relaxation. C’est dur à décrire car chaque fois j’ai l’impression que je change de formule mais finalement peut-être pas tant que ça.
J : Et les classes à deux ? D’où t’es venue l’idée de ce projet ?
C : Je trouvais qu’il y avait quelque chose dans la relation de pouvoir dans l’enseignement de la danse entre les apprenants et le professeur qui était à revoir. Un enjeu intéressant car je n’ai pas envie d’enseigner des vérités, ça me repousse. Donc je me questionne sur comment transmettre les choses en étant consciente de la relation que je suis en train de créer – la relation de pouvoir qui existe entre moi et les élèves. Comment je peux amener les choses pour que nous soyons dans une relation assez horizontale, pour sentir que les élèves apprennent sans se faire imposer les choses, mais en explorant, pour qu’ils apprennent à non seulement bouger mais aussi à avoir un sens critique en même temps qu’ils bougent ? Je questionne la relation de pouvoir entre l’enseignant et l’apprenant, parce que l’élève peut vite se dire : « ok si cette personne-là est là pour m’enseigner donc cette personne-là sait tout ce que je devrai savoir donc je dois faire tout ce que cette personne me dit de faire pour devenir un meilleur danseur ». Et je cherchais et je cherche toujours une façon de me sortir de ce paradigme-là pour amener l’élève à être dans un processus avec moi plutôt que chercher à rencontrer les exigences que je lui amène. Le format des classes à deux, en invitant un autre artiste à enseigner avec moi, c’était donc une manière de répartir le pouvoir. « Pouvoir » ça sonne énorme mais je sens que c’est très présent quand même et je cherchais à m’enlever une certaine pression aussi, le fait d’arriver avec des connaissances et tout mon savoir. Je suis capable d’enseigner, je sais que j’ai quelque chose à transmettre mais je sais aussi que j’ai beaucoup de choses à apprendre et je trouve ça intéressant de m’exposer comme enseignante dans « je suis en train d’apprendre en même temps que vous ». Inviter un deuxième artiste pour enseigner avec moi fait qu’on est forcément en train de négocier d’une certaine façon, parce qu’il faut qu’on gère le temps ensemble. On est exposé car on n’est pas tout seul dans nos têtes. Les classes à deux, ça m’a enlevé la pression d’avoir à tout connaître et à tout savoir. Je suis juste dans un processus en même temps que j’enseigne et j’apprends de la personne qui est en train d’enseigner avec moi. Quand on planifie la classe, on peut tout dire mais quand on est dans l’action, c’est là que ça se traduit le mieux, qu’est-ce qui se passe en toi, entre toi et l’autre enseignante, et l’élève. Pour moi, les classes à deux, c’était vraiment redéfinir l’apprentissage et la dynamique traditionnelle des classes, qui pour moi devenait peut-être un peu une charge. Ça m’a amené à penser l’enseignement de façon non binaire.
J : Combien de classes à deux as-tu fait et qui as-tu invité pour enseigner avec toi ?
C : On a fait 6 classes à deux en tout, deux avec Neil Sochasky, deux avec Dominique Sophie qui fait de la danse house et deux avec Iohann Laliberté qui est percussionniste à l’EDCM. J’aimerai en refaire avec eux mais aussi avec Andrea Nino, avec qui j’étais à l’école, et qui développe son expertise maintenant en danse afro-colombienne. Je suis intéressée à voir comment on peut mixer les genres et qu’est-ce qui se rejoint. La danse afro-colombienne, c’est une manière de se mettre en mouvement qui décomplexe la danse contemporaine, le fait de bouger le bassin et de sentir le rythme. On a fait ça avec la house. C’est une question de « feeling ». Tu suis le « flow » ; il ne faut pas être trop dans sa tête ; on y va ; on suit, comme une espèce de transe, qui amène aussi la communion – chose que je cherche beaucoup dans l’enseignement et que j’avais de la difficulté à trouver dans le contemporain sans emprunter à d’autre styles (parce que je ne me sentais pas tout à fait légitime pour le faire seule). C’est donc aussi une manière de faire une classe hybride.
J : Comment a fonctionné le principe des classes à deux ?
C : Au départ, pour pouvoir communiquer clairement avec mes partenaires, je suis partie de l’idée de la classe technique plus traditionnelle, pour ensuite la défaire et aller davantage vers ce qui m’intéressait. Mais dépendamment des autres enseignants avec qui j’étais, il est certain que le format même de la classe allait changer. Par exemple, avec Neil Sochasky, on était plus dans les principes anatomiques. Plus on discutait, plus on se disait que ça ne servait à rien de tenter de faire plusieurs exercices parce qu’on était en train de chercher à comprendre, par des projections, par des légumes, comment fonctionne le corps, c’est quoi les structures. On cherchait à l’appliquer le plus directement possible donc si on était toujours dans l’apprentissage, on était en train de perdre le temps entre ce qu’on apprend et ce qu’on fait. On a donc décidé de défaire une seule séquence qu’on allait répéter pour aller encore plus profondément dans les nouveaux principes qu’on avait appris. Apprentissage des structures du corps, comment est-ce que cela fonctionne / phrase / apprentissage d’autres concepts par rapport au corps, on se touche, on tente des trucs puis on refait une autre partie de séquence. On a donc fonctionné par accumulation. Le premier cours, on a suivi cette structure pour le haut du corps et le deuxième cours pour le bas du corps avec la même séquence.
J : Qui étaient les élèves présents ?
C : Un mélange de professionnels et préprofessionnels (j’entends par là ceux qui se forment à la danse) et des récréatifs qui me suivent depuis longtemps. Certains n’avaient jamais fait de danse.
J : Est-ce que tu réinjectes cette recherche dans tes classes dans la formation préprofessionnelle ?
C : Oui vraiment. Et je le fais toujours en essayant de nommer ce qu’on est en train de travailler. J’essaie d’intégrer dans l’enseignement le fait de sortir d’une certaine pression de performance en se disant « idéalement je devrai être capable de faire ça, de lever la jambe plus haut ». Au contraire, j’essaie d’amener les élèves à être dans une pulsation, dans le rire, dans du plaisir, dans le rythme. Nous sommes en train de travailler un muscle qui s’appelle « la communauté », la respiration avec l’autre. Comment je peux danser dans une classe technique en m’inspirant des autres, comment je peux ne pas juste être dans ma propre pratique et être dans l’obsession de mon corps qui n’est pas capable de faire ça… Ces valeurs ont toujours été là, mais je pense que les classes à 2 m’ont confirmé ça. Cela m’a aussi confirmé que la danse contemporaine, celle qu’on enseigne comme un dérivé du ballet, de la danse moderne, a aussi besoin d’autres styles pour être capable de trouver d’autres textures de corps, d’autres façons de bouger, d’autres énergies, à d’autres manières de s’abandonner à la musique, au poids, à l’autre, en allant dans le mouvement. Avoir le sentiment de danser et d’apprendre des choses en même temps !
J : Est-ce que les classes à 2, c’est ton espace de recherche-création comme enseignante ?
C : Oui ! Une manière aussi de briser l’isolement. Créer à 2 c’est super inspirant et c’est l’occasion d’avoir du feedback de ses pairs sur son enseignement. Pour moi le fait d’enseigner, c’est de la création. Il n’y a pas d’autres façons de le nommer. Si j’enseignais avec un syllabus, ce serait peut-être de l’interprétation. Si je crée de toutes pièces une classe, oui j’ai créé des choses. C’est considérer que je suis en train de faire un travail artistique, que je suis en train de pousser la recherche et faire ça toute seule, comme une création, c’est ultra demandant, on a besoin des autres. Vraiment.