Journal de création : La Chute
Numéro 3 / Montréal, le 22 Mai 2019
Rencontre avec Sophie Michaud : Intégrer un discours socio-politique dans une chorégraphie
D’un point de vue technique et dramaturgique, comment intégrer un discours socio-politique dans une chorégraphie? Avec Sophie, nous avons abordé cette question sous l’angle de la qualité fluide dans les mouvements et de la fragmentation du corps.
La fluidité du point de vue dramaturgique
L’observation des mouvements fluides des poignets et des bras dans les danses iraniennes m’a permis de formuler une proposition : « Et si j’appliquais cette qualité dans les mouvements que je fais avec les autres parties de mon corps ? »
Durant une séance de répétition, quand j’essayais de réaliser l’idée ci-dessus, Sophie remarque : « Cette fluidité me rappelle le mouvement de la sève dans les xylèmes d’un arbre.»
Ceux qui ont lu mes premiers écrits se souviennent que l’arbre et la sève sont les images centrales de La Chute, qu’ils représentent consécutivement les sociétés humaines et leurs cultures, et que le corps de l’interprète (moi-même) tentera de constituer sur la scène l’image de cet arbre/société.
La fluidité du point de vue technique
Pour moi, faire des mouvements fluides, quand j’ai les deux pieds au sol, n’est pas difficile. Le problème commence au moment où je contacte le sol avec les autres parties du corps (les mains, les genoux, etc.) et quand j’essaie de transférer le poids du corps entre ces appuis. Dans cette séance de répétition, j’ai essayé d’affronter cette difficulté. Ce faisant, j’ai réussi à isoler les différentes articulations de mon corps ; j’ai évalué leur résistance devant un mouvement fluide ; j’ai connu le poids qu’elles sont capables de porter ; j’ai découvert chez chacune d’elles de nouvelles capacités kinesthésiques.
La fragmentation du corps du point de vue dramaturgique
Proposition du dramaturge (Kiasa) : Une lampe de poche que je (Nasim) tiens dans une main éclaire les tentatives que les petits fragments de mon corps mènent afin de se redresser. Par fragment, j’entends une main, un coude, un genou ou un pied. Cette proposition, Sophie l’affine : chaque fois que j’éclaire un petit fragment, la lumière divise mon corps en deux parties : le fragment allumé et le reste du corps. Solide, immobile et porteur de la lumière, ce dernier invite le spectateur à regarder les tentatives que les petits fragments isolés mènent afin de sortir de l’état de mollesse, de vaincre la gravité de la terre et de se tenir debout. En effet, dans cette scène, la petite lampe de poche se transforme en un acteur. Elle joue le rôle que nous (mon dramaturge et moi) jouons dans l’opération de sauvetage de la culture et de l’identité iranienne. Ce rôle, rappelons-le, consiste à projeter une lumière sur l’effort que les grands compositeurs iraniens menèrent, depuis un siècle, en vue d’unir les différentes ethnies iraniennes et de créer une identité commune pour elles. Cette scène nous permet d’intégrer notre discours politique dans notre chorégraphie.
La fragmentation du corps du point de vue technique
Cette proposition m’inspire maintenant à explorer les différentes capacités kinesthésiques des petits fragments de mon corps. J’essaierai de voir à quel point ils pourront être détendus, à quelle vitesse ils pourront passer de la détente à la tonicité, et de quelles façons ils peuvent s’isoler du reste du corps.
Au final, Sophie lie les deux propositions explorées. Elle me propose d’imaginer que la lumière perce mon corps et y voyage comme une matière fluide. Cette image me permettra de créer des mouvements beaucoup plus fluides, de sublimer le poids du corps, et de mettre en valeur la grâce et la légèreté qui sont les deux qualités intrinsèques de la danse iranienne.
Nasim Lootij
Merci à Lise Gagnon et Kiasa Nazeran d’avoir relu mon texte.