Article

Territoires Partagés – texte de Karine Cloutier

Auteur·trice
Karine Cloutier
Publié le
Mai 2022
Production
Territoires Partagés

Le corps à l’écran ou Danser seul ensemble

Par Karine Cloutier

 

Enseigner en ligne une option créative 

Dans la situation actuelle, après cinq semaines, je peux dire que je me sens à l’aise d’enseigner toutes mes classes en ligne. J’enseigne le yoga, la danse et le portage (pour bébé) depuis maintenant plus de 20 ans, toutes activités confondues. Bien entendu en studio et dans différents lieux, différents contextes et événements autant intérieur qu’extérieur. Je suis une fille de terrain, de rencontres et ma force est de créer du lien entre et avec les humains.

Le 16 mars dernier, je basculais exclusivement en ligne pour offrir une option à mes élèves tant en yoga, qu’en danse et même en portage. J’enseigne mes 15 classes via la plateforme de réunion Zoom. D’abord par impulsion d’offrir une option pour la session en cour, ensuite pour garder le contact avec eux et préserver ma santé mentale. Plusieurs étaient en panique, en crise d’anxiété et me répétaient que ça leur faisait du bien de respirer avec moi, que le rendez-vous était réconfortant et précieux, que bouger leur était viscéralement important. Je n’ai pas trop réfléchi. J’avais déjà l’expérience avec mon groupe privé, j’offrais une fois par mois une séance en ligne de yoga, méditation et c’était très apprécié. J’ai plongé.

J’oserais dire que le transfert a été facile. En tant que travailleur autonome, j’ai la liberté de décider et de choisir où je mets mon énergie. Si je me plante et bien ça sera une expérience de plus. J’ai aussi un très bon réseau que je bâtis depuis 2008 sur les réseaux sociaux. Donc, tête première, j’ai donné beaucoup d’énergie pour tout mettre en place les deux premières semaines tout en enseignant la totalité de mes classes. Je n’ai clairement pas compté les heures. Je me suis ajustée techniquement, j’ai trouvé des solutions, dans mon espace de vie, lire ici la pièce avant de mon 3 ½, avec le matériel que j’avais, mon vieux mac, mon cellulaire, mon ipad et un haut parleur portatif. J’ai fait des tests de son, trouvé un écran plus grand, créé mes espaces de travail (au sol et en hauteur), posé des questions à des amis techniciens, à mon chum et puis voilà une programmation de printemps totalement en ligne est offerte pour un autre bloc de 6 semaines.

 

Ce que ça change au niveau de mon enseignement

Je suis très kinesthésique à la base. Quand j’enseigne, j’occupe l’espace, j’explique tout en bougeant et en bruitage (même le portage). Sur l’écran, dans mon espace restreint, je suis beaucoup plus statique dans mes explications, plus précise dans mon vocabulaire, dans les mots que j’emploie, plus structurée dans ma pensée. Par exemple en yoga « exit les onomatopées! ». J’intègre les aspects techniques dans la routine, je les nomme (ex : maintenant, pour ceux qui ont besoin de bouger l’ordinateur pour mieux voir, on se lève debout, prenez le temps de vous ajuster pour que je vous vois). Tous ces nouveaux gestes en lien avec la technique deviennent partie intégrante de mon enseignement, de mon sous-texte, de mes blagues, de mes explications. De cette manière, les élèves les apprivoisent plus rapidement et apprennent à faire avec, à apprivoiser leurs outils techniques et accepter les graines de toast sur le plancher. L’aspect sonore aussi est très important. En arrivant, les élèves ferment systématiquement leur micros pour éviter la cacophonie agressante de l’installation. Mais je leur demande, à tour de rôle, de me dire comment ils vont, soit verbalement ou avec un signe du pousse à l’écran (selon le cours et le groupe d’âge). J’ai donc établi un protocole d’entrée et de fonctionnement pour chacune des classes. Ça rassure également les parents qui s’imaginent que leurs enfants vont déranger tout le monde. Je les informe qu’à tout moment ils peuvent me poser une question en ouvrant leur micro. Je les invite aussi fréquemment à fermer les yeux pour se connecter à leur ressenti, à leur souffle pour ne pas toujours regarder l’écran et être à l’extérieur de leur corps, même en danse je fais ça. On crée avec ce qui est.

Tout le monde a besoin de respirer et de relâcher la pression. J’ai même crée une classe de yoga-danse de 30 minutes pour permettre aux gens de bouger, souffler sans pression, sans que ce soit un engagement trop prenant dans leur journée. Dans les ateliers de danse, on crée avec l’écran, on joue avec ce que l’on voit, on bouge dans le cadre ou on bouge notre écran carrément. Je me fis aussi beaucoup à mon intuition et comme je connais la majorité de mes élèves, je sais reconnaître un signe de malaise, de gêne, de colère ou d’inconfort. J’ai développé un 7ème sens et une attention vigilante. Je sais mieux intégrer les nouvelles personnes aussi.

 

Est-ce nécessaire d’enseigner en ligne?

Cette question fait référence au mouvement de masse qui s’est produit. Immédiatement, tout le monde s’est retrouvé gratuitement sur le web, à offrir des classes, comme s’il le fallait absolument. Je ne crois pas que ce soit une nécessité, mais bien un outil qui ouvre des perspectives intéressantes pour après la crise. Je ne veux pas enseigner exclusivement en ligne, je souhaite revenir en studio et vivre à nouveau le plaisir d’enseigner avec les corps dans l’espace, mais personnellement, je préfère offrir cette option et m’adapter que rien du tout. Le contact, l’interaction possible avec cette plateforme me permet de créer une ambiance malgré tout fort agréable avec mes élèves. Ce n’est pas parfait et ce n’est pas pour tout le monde non plus (techniquement et psychologiquement) j’ai quand même perdu la moitié de mes élèves, mais j’ai eu de nouvelles personnes qui se sont jointes aux classes justement parce que c’était enfin possible pour elles, soit de par leur situation géographique ou parce que la gestion du temps le permettait actuellement.

 

Qu’est-ce que ça fait d’être en ligne sur notre rapport au corps, au mouvement, à nous-mêmes, aux autres?

Prendre une classe en ligne, à heure déterminée, aide la personne à se discipliner. Tout le monde n’a pas besoin de la même chose ceci dit. Je crois que toutes les options trouveront leur public. La présence physique est essentielle dans une pratique corporelle selon moi, mais le numérique, la présence du prof à distance permet de conserver le lien humain. C’est à un autre niveau, je dirai que c’est énergétique. Se connecter à son ordi, à son réseau, parler, ressentir quand même à travers l’écran c’est possible mais ça demande beaucoup de concentration, de préparation et d’énergie.

Quand j’ai demandé à mon groupe de 9-12 ans après la première classe de danse contemporaine : Est-ce que ça fait du bien? La réponse à été simple, enthousiaste et spontanée : un gros «Oui» collectif. Et une a ajouté : « C’est plus le fun quand on est dans notre bulle. » Donc, les yeux fermés et chacune dans leur intériorité. Ça prend un minimum d’installation effectivement, d’intimité et de bulle …

 

Ce que je retiens pour poursuivre

La possibilité de corriger, poser des questions, d’être ensemble malgré tout dans une situation comme maintenant ça donne de bons résultats. Entre rien faire et faire ça … Je choisis l’action.

Entre être seule complètement et permettre à son corps de se déposer, je choisis d’enseigner en ligne. J’ai ajusté comme je disais mon vocabulaire, cette expérience en ligne me permet de paufiner mon enseignement global à différents niveaux : comment garder le focus, ma présence, tenir l’espace à distance, en coupant leur micro je me retrouve « sonorement seule » avec mon chat à enseigner de chez-moi … mais je demeure connectée énergétiquement à eux. Je me suis sentie happée par les ondes, les énergies, l’écran, le «trop donner» par insécurité… mais après 2 semaines à temps plein, à enseigner

entre 12 et 15 classes par semaines, je savais que c’était possible. Il suffit par contre de rester soi-même, de bien doser le repos, le temps de préparation avant et après chaque classe, pour les aspect techniques mais aussi pour me recharger, parce qu’après la classe, je retourne dans ma cuisine et je travaille à mon ordinateur encore.

Les bébés me reconnaissent, les enfants sont inspirés et organisent eux-mêmes des ateliers pour leurs amies, mes ados créent et s’expriment dans leur bulle ensemble. Mes adultes du mercredi se lâchent lousse et font des folies dans leur salons, leur cuisine, leur sous-sol. C’est beau à voir.

Danser seul ensemble, dans la même idée de danser sur mon balcon depuis le 16 mars … tous les soirs, je danse seule mais une partie de moi est connectée à «l’autre». Une partie de mon ressenti est maintenant en permanence à l’extérieur, je capte, j’écoute, je regarde, je vois mais je reste dans mon centre. Je suis moins dans l’espace kinesthésique, mais j’y reviens consciemment, immobile. J’accepte l’inconfort de l’absence de l’autre. Je suis le seul corps physique et j’explore le silence du vide.

 

Karine Cloutier www.karinecloutier.com

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