Article

Territoires Partagés – texte de Chloé Saintesprit

Auteur·trice
Chloé Saintesprit
Publié le
Avril 2020
Production
Territoires Partagés

Danser en situation de confinement

Par Chloé Saintesprit

Texte écrit pour Territoires Partagés – Avril 2020

 

Pina Bausch disait « Dansez, sinon nous sommes perdus. ».

 

La pandémie de Covid-19 a modifié notre rapport à l’espace, à notre corps et aux autres. Cette contrainte nous fait découvrir le mouvement et les relations humaines dans un contexte unique. L’art, vecteur de transmission, d’échange qui brise les frontières, est actuellement indispensable pour nous permettre de nous évader de ce quotidien imposé. L’art de la danse et sa pratique ont su investir différentes plateformes numériques tout en diversifiant ses motivations d’usage. Malgré des rapports humains très limités, les cours de danse en ligne restent enrichissants pour la pratique de la danse. La communauté de la danse est créative et continue de composer, s’entrainer, s’exprimer, explorer tout en s’harmonisant avec l’ère numérique. De quelle manière cette nouvelle approche de la danse modifie-t-elle mon rapport à l’espace, à mon corps et aux autres ?

Interprète en danse, mère, professionnelle et étudiante, malgré le confinement, je continue de m’entraîner deux heures par jour depuis maintenant 28 jours en ligne. J’ai pu constater des points positifs concernant l’entrainement chez soi. Cependant la dynamique humaine me manque énormément.

 

Avantages et limites des cours de danse numériques

 

Je trouve que s’entrainer durant cette pandémie en respectant le confinement, c’est comme être dans un très long processus de création, de danser avec des contraintes liées à l’espace, au corps, tout en ayant un vaste choix de ressources accessibles. Certes, la gestion de mon espace est plus complexe car mes sauts doivent jouer avec la résistance et les amortis pour ne pas déranger les voisins du dessous, mon comptoir de cuisine ou mon bureau sont devenus mes barres de danse, le sol qui craque sous mes pieds à chaque transfert de poids, mes courtes diagonales se font dans mon couloir et, par certains moments, je dois partager mon temps d’entraînement avec ma fille de 5 mois. Mon rapport à la musique est aussi modifié. La sensation de danser accompagnée par des musiciens live ne peut pas être reproduite dans un appartement. En effet, la musique live transporte mon mouvement et me permet d’atteindre de plus grandes amplitudes ou de sauter plus haut par exemple. Toutes ces limites impactent ma manière de bouger ainsi que mes choix de cours. Pour ma part, les cours de danse et d’entrainement offerts en ligne me permettent de me défouler, de m’amuser et de garder une santé mentale stable. Les avantages de ces cours numériques sont nombreux. Étant jeune maman, professionnelle et étudiante, j’ai un horaire très chargé. Je sélectionne majoritairement des cours pré-enregistrés car je peux choisir le cours que je souhaite faire, à l’heure qui me convient le mieux, mettre pause en cas de besoin et reprendre l’entraînement. De plus, je n’ai pas besoin de trouver une gardienne ou un centre d’entraînement qui accepte les bébés et, par moment, je peux modifier le mouvement pour m’entraîner avec ma fille. J’apprécie aussi découvrir de nouvelles techniques à travers le monde dans le confort de mon logement comme la chaîne YouTube de POPSUGAR Fitness (USA) ou Gym Direct (France) qui offrent des workouts très variés. Cependant il me manque la dynamique de groupe. Cette énergie, ce moteur qui me pousse à bouger de manière collective, en tant qu’entité de groupe, cette expérience kinesthésique commune inimitable exposent les limites de l’ère du digital. Pour les cours qui se donnent en live, la présence des autres est visible à travers les interactions via les chats durant lesquels les enseignant.e.s interagissent ou via les vidéos. Le rapport aux autres membres ne se fait plus dans l’espace mais via une plateforme. Nous sommes finalement « individuellement en groupe ».

 

Des initiatives rassembleuses 

 

Dépendamment de la taille des logements et des privilèges qui y sont associés, l’espace est une opportunité intéressante avec laquelle collaborer. Malgré toutes ces contraintes, je joue avec ma kinesphère, mon temps, mon espace, mon effort et ma forme1 surtout dans mes moments d’improvisation. Le confinement m’oblige à trouver de nouveaux schémas d’apprentissage et d’exploration du mouvement tout en découvrant avec un autre œil les pièces de mon espace vital qui est devenu mon lieu de vie, d’entraînement, de travail et d’étude. Lorsqu’il fait beau, je redécouvre mon balcon en y faisant des étirements ou je profite de ma petite cour arrière pour danser sur un autre type de sol. Les rencontres sur les réseaux sociaux me procurent une sensation de présence commune malgré la rigidité de l’écran. On s’y habituerait presque. La danse résiste ainsi à travers des projets participatifs qui surgissent sur les médias sociaux et nous permettent de briser cet isolement. Des initiatives comme la reprise du Grand Continental de Sylvain Émard Danse, la programmation des cours de danse de Ballet Hop ou de A’Motion Dance Canada sur Facebook et Instagram, favorisent ce sentiment d’être connecté.e.s entre passionné.e.s mais obligent le ou la participant.e à trouver ses propres réponses dans son corps car le ou la professeur.e ne peut pas donner de feedbacks.

Une méthode d’apprentissage modifiée 

Les interactions live avec l’apprenti.e, l’enseignant.e, le ou la chorégraphe sont réduites et le chat a également ses limites. Danser à travers un écran (TV, ordinateur, tablette, cellulaire) a un impact sur l’apprentissage de l’élève, la transmission de l’information par l’enseignant.e et sur les motivations de chacun et chacune. Que l’on soit pôle Terre ou pôle Ciel (Godard, 1992)2, l’apprenti.e doit rapidement attraper le « pré-mouvement »3 (Godard,1995) et le mouvement en globalité car seulement quelques corrections générales seront données. Le toucher comme outil d’apprentissage4 et le feedback tactile (Rathle, 2019) n’existent plus. Dans ce cas, l’élève doit avoir une connaissance pointue de son corps pour apprendre et éviter les blessures. De nature kinesthésique et visuelle (Fleming, Mills, 1992)5, j’arrive à m’adapter aux cours en ligne. Effectivement, les méthodes d’apprentissage se font majoritairement par le sens de la vue et l’audition. Les commentaires oraux permettent à l’enseignant.e de se libérer de l’écran. Mais dans certains contextes, il ne reste que la vue comme méthode d’apprentissage. Dans un cours (que je ne citerai pas), les instructions de la professeure résonnent en écho dans la salle et il est difficile de les comprendre. Les danseur.euse.s expérimenté.e.s kinesthésiques sauront trouver des chemins dans leurs corps pour bouger efficacement. Mais dépendamment du niveau de pratique de chaque personne, durant cette période de confinement, la méthode d’apprentissage s’efface au profit du bien-être, du lâcher-prise. Pour ma part, mon intention en est modifiée6. Je ne cherche plus à performer mais juste à danser.

 

Vers une danse libérée de la performance 

 

Les cours de danse numérique transforment mon rapport au mouvement. La méthode d’apprentissage et l’exécution du mouvement sont différents en fonction du style d’entrainement choisi, du média utilisé et du bagage du danseur ou de la danseuse. Certains détails de la chorégraphie peuvent m’échapper (directions dans l’espace par exemple, un transfert de poids), au profit d’une danse libératrice, cathartique. Pendant le cours d’afrobeat de A’Motion Canada, je me suis sentie libre. Pas de corrections, juste de la danse. Le temps d’un instant, le confinement n’existe plus. La connexion se fait par le mouvement à travers un écran. La danse, cet art vivant qui se partage et qui sait s’adapter afin de ne pas sombrer dans l’abîme du confinement. Il m’arrive d’essayer certaines techniques que je ne connaissais pas ou que je n’aurais jamais osé essayer dans un cours de groupe. Certes mon entrainement subi une baisse d’intensité mais je continue tout de même à danser pour mon bien-être.
Le documentaire Danser derrière les barreaux sur le processus de création de la pièce Soul Kitchen du chorégraphe Angelin Preljocaj, dans lequel cinq interprètes femmes issues du milieu carcéral dansent « leur peine, leur liberté », me rappelle à quel point la danse me permet de m’évader, d’exister, de me défouler et de me rebeller face à des situations particulières telles que le virus. Pas de performance, juste une libération dansée motivée par une danse libérée. Pour paraphraser Pina Bausch : « Dansons sinon nous sommes perdus. ».

 

L’art et la culture s’adaptent au changement

À travers mon expérience, je n’ai pas l’impression que l’essence de la danse soit ébranlée par l’ère du numérique. Seuls les relations humaines, les mouvements, la méthode d’apprentissage et peut-être la motivation sont modifiés. Par contre, les relations humaines en sont altérées mais comme l’art, elles s’adaptent dans cette temporalité infinie. La danse continue de se frayer un chemin à travers les évolutions technologiques et numériques, surpasse les contraintes en situation exceptionnelle telle que la pandémie du Covid-19. Notamment les initiatives culturelles réalisées sur les réseaux telles que le Getty Museum qui demande aux internautes de reproduire des œuvres d’art chez eux.elles, le Comité culturel de l’AECS – HEC Montréal qui regroupent des activités culturelles à faire à son domicile ou le projet Créatif Positif qui invitent les personnes à créer, nous permettent de positiver et de nous évader de ce quotidien infini. Finalement, l’art et la culture nous aident à traverser cette crise tout en solidifiant les rapports des membres des communautés artistiques et culturelles. Peu importe le statut social, les revenus, le niveau de scolarisation, la Culture rejoint tout le monde. La vraie démocratie culturelle (Donnat, 2003)7 s’installe grâce au numérique. Tous les styles d’art et de culture, sans hiérarchie, sont accessibles à tous et toutes. Une chose est certaine, le gouvernement canadien reconnaît l’importance de l’art et de la culture [uniquement?] dans des situations humainement difficiles. Comme le dit David Zweig: «Culture is the social glue that holds us all together and gives us a sense of identity in our organization. Coronavirus could impact the strength of that culture »8. D’après moi, le Coronavirus impactera la Culture mais son pouvoir créatif triomphera. Peut-être que de nouveaux styles artistiques vont éclore, peut-être que l’art et la culture se repositionneront comme outil de diplomatie culturelle9.

 

1 Rudolf Laban (1879-1958), chorégraphe et théoricien allemand, qui a développé une analyse du mouvement Laban Movement Analysis (LMA) qui comprend quatre axes : Body, Space, Effort and Shape.

2 Godard, H. (1992). « Présentation d’un modèle de lecture du corps en danse ». Dans M. PeixArguel (dir.), Le corps en jeu (p. 209-221). Paris, France: Presses Universitaires de France.

3 Godard, H. (1995). « Le geste et sa perception ». Dans M. Michel et 1. Ginot (dir.), La danse au XXe siècle (p.224-229). Paris, France: Bordas.

4 Rathle, K. (2019, 25 avril). « Le toucher, un outil précieux en danse ». Regroupement québécois de la danse. Récupéré le 20 avril 2020 de : https://www.quebecdanse.org/2019/04/25/le-toucher-un-outil-precieux-en-danse/

5 Fleming, N.D. & Mills, C. (1992). Not Another Inventory, Rather a Catalyst for Reflection. To Improve the Academy, 11, 137-155.

6 N. Harbonnier, G. Dussault & C. Ferri. (2015). « Vers une actualisation de l’analyse du mouvement dansé ». Contemporising the past: envisaging the future Refereed proceedings of the 2014 World Dance Alliance Global Summit. Récupéré le 16 avril 2020 de : https://ausdance.org.au/?ACT=73&file=2264

7 Donnat, Olivier (2003, février). « La question de la démocratisation dans la politique culturelle française », in Modern & Contemporary France, vol.11, number 1, p. 9-20.

8 O’Connor, J. (2020, 13 mars). « Covid-19: Work culture in a viral age. ». Financial Post. Economy. Récupéré le 20 avril 2020 de : https://business.financialpost.com/news/economy/covid-19-gives-companies-a-chance-to-revisit-work-culture-in-a-viral-age

9 Gonçalves, S. (2018). Danser pendant la guerre froide (1945-1968). Bruxelles, collection Histoire. 262 p.

 

Projet

Territoires Partagés

Diffusion

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