« L’artiste est (…) quelqu’un qui saute tous les jours d’un aéroplane sans parachute, mais avec des ailes dans le cerveau. »
Steven Cohen, danseur queer engagé
ÉVOLUTION
Cette question d’auteur en danse me semble relativement nouvelle. Elle est le miroir d’un des chemins de création empruntés par des créateurs de plus en plus nombreux, ici comme ailleurs, et le témoin d’une des tendances de ce début 21e siècle.
Je pense à Chouinard ici au Québec qui, dès 1999, faisait systématiquement appel à l’improvisation chez ses interprètes. Elle a imaginé une manière de préserver la magie du «live» en maintenant le danseur dans l’instant en répétition comme en prestation. Elle a positionné le danseur dans un contexte chorégraphique dans lequel il doit créer l’instant, à l’intérieur de ce que la chorégraphe appelle des «Systèmes». Ces systèmes sont si bien circonscrits et les paramètres si bien définis par la chorégraphe que même si ses danseurs font appel à leur propre créativité et sont constamment en état de création spontanée, le contexte créé est bel et bien signé Chouinard et reconnaissable entre 1000.
Je pense également à Forsythe qui a utilisé un pareil dispositif de création. Des conceptions conçues et signées Forsythe, mais faisant appel à la pleine collaboration des danseurs. À partir du début des années 2000, William Forsythe n’utilise plus le vocabulaire classique. Tous ses ballets sont alors créés à partir de processus d’improvisation complexes réalisés avec ses danseurs.
L’originalité de l’approche de ces deux créateurs en danse est définie par leurs références qui sont très riches et complexes, de nature philosophique, linguistique, psychologique, anthropologique, mathématique, architecturale, scientifique, etc. et fait appel au danseur-auteur…
Mais, il y a bientôt 15 ans lorsque je prenais la direction artistique et des études de l’École de danse contemporaine de Montréal, relativement peu de chorégraphes faisaient appel à l’improvisation ou même à l’apport tangible des danseurs dans la fabrication de matière chorégraphique. Il y avait principalement, d’une part, la recherche d’un langage chorégraphique signé; une écriture stylistique personnelle forgée par le ou la chorégraphe et, d’autre part, la danse théâtre par laquelle les auteurs créaient des tensions dramatiques dans lesquelles étaient posés les interprètes.
Cela a évolué rapidement. Je constate comme vous que l’appellation de chorégraphe se décline à présent de bien des manières et que la création en danse nous place devant la redéfinition des rôles et la création de nouveaux rôles.
…..Dans l’ordre ou le désordre
Rupture de ton!!! Tempête dans mon crâne!!!!!
C’est à peu près là que les frontières se brouillent entre le créateur et le créatif, entre l’auteur et l’auteur.
C’est la personne entière du créatif qui se voie placée au cœur de la création du créateur, selon les désirs, les idées, les pulsions, les délires, les égarements, les questionnements de celui-ci…la personne entière poussée dans ses derniers retranchements, son sang, sa peau, ses os, ses blessures, sa vie amoureuse, son sexe, sa non-pudeur, sa substantifique moelle, etc. etc.
Il y a une dépossession potentielle, quelque chose de vraiment vampirisant selon moi, qui réside au pas de cette frontière brouillée.
La mission de l’École de danse contemporaine de Montréal est de former des interprètes en danse. Le cursus de l’École a été imaginé, mis en œuvre et adapté régulièrement en fonction de cela. À travers les quelques 27 cours de sa formation spécifique, le jeune est invité à se rencontrer, se connaître et se définir comme artiste, à commencer l’écriture de sa propre histoire. Au fil des trois années, il travaillera à devenir un professionnel en mesure de s’approprier et d’interpréter des rôles en danse contemporaine, à coopérer activement avec le chorégraphe au processus de création d’œuvres nouvelles, s’adaptant aux différentes démarches de création et styles chorégraphiques; un professionnel qui peut faire preuve de polyvalence, de maîtrise corporelle et apte à utiliser des méthodes de travail efficaces, sachant également faire preuve d’une capacité d’introspection et d’analyse personnelle.
Pour l’École, en 2019, j’adhère à l’idiome suivant :
« Le corps performant en danse ne serait plus en théorie un corps ultra spécialisé (adapté aux réquisits esthétiques d’une danse très codifiée), mais un corps disponible (dont l’adaptation résiderait paradoxalement en sa très grande plasticité tant esthétique que physique).[1]»
Cette citation est extraite de la thèse de doctorat de Lise SALADAIN Phd.
C’est à cette plasticité que les jeunes danseurs se forment à EDCM, au fil des quelque 15 différentes rencontres de création qui leur sont données de vivre dans le contexte des 6 cours d’interprétation. Ils sont exposés à diverses esthétiques et idéologies, différentes préoccupations artistiques, stylistiques, à des écritures gestuelles contrastées, des univers et des méthodologies de tout poil, etc., etc. Ils rencontrent des créateurs de générations et habitus variés. Ceci n’est pas banal et est imaginé à dessein de les exposer à une diversité d’approches représentatives du milieu professionnel qu’ils souhaitent intégrer. En amont et en parallèle à ces processus de création, EDCM favorise, comme le dit Saladain, une approche de «façonnement du corps comme potentiel créateur plutôt qu’organe d’accomplissement technique.»
OR, cet exercice exige des jeunes danseurs une très grande capacité d’adaptation, et ce, à plusieurs égards; une grande « plasticité du cerveau ».
Mettre au monde un artiste en danse c’est, de mon point de vue, lui donner tous les outils essentiels à son épanouissement en tenant compte du milieu qu’il désire intégrer, sur la planète danse, en 2019. C’est l’exposer à autant de manières de faire que possible tout en demeurant dans la contemporanéité. Or, on ne saurait répondre exhaustivement en trois années de formation à toutes les diversités, et/ou nouvelles exigences du milieu professionnel qui, en ce moment, est en pleine explosion, cherchant à dire de bien des manières.
C’est pourquoi nous avons tous le devoir de poser les bonnes questions aux jeunes qui se destinent à cet art de la scène, afin qu’ils se positionnent en résonnance avec l’anthropologie du milieu.
On les questionne et cela nous questionne en retour et nous cherchons hardiment la manière de mettre en place des pistes de nouvelles réponses.
En lien avec la question d’auteur qui retient notre attention aujourd’hui, je vais m’attarder à un facteur qui est frappant chez les nouvelles générations de créateurs en danse d’ici et d’ailleurs : ceux-ci font de plus en plus appel à la créativité des danseurs par le biais d’improvisations ou de création de certaines partitions dansées. Plusieurs choisissent de créer des parcours ou dispositifs au travers desquels le danseur sera laissé à lui-même et devra se faire un chemin. Écrire une partition en résonnance avec les consignes reçues.
Du même coup, je suis à même de constater que, de son côté, le jeune interprète en formation désire ardemment être partie prenante de la création; il réclame et même revendique sa part de création; il désire écrire et coécrire l’œuvre. Il a besoin que l’œuvre soit le reflet de sa personne, qu’elle transpose sa parole et soit l’écho de ses préoccupations personnelles, de sa voix distincte.
Le créateur et le créatif sont donc d’accord à priori puisque l’un désire faire appel à la voix de l’autre et l’autre désire prêter sa voix.
OR Une danse de création implique une un pas vertigineux vers l’inconnu pour tous ses artisans.
Le créateur ne sait pas tout à fait ce qu’il fait, car l’idée ne précède pas toujours l’exécution.
À ce titre, la comédienne Isabelle Huppert compare l’acteur à un aveugle au bord d’une falaise qui met sa vie entre les mains du metteur en scène2.
Cette comparaison s’applique au danseur également selon moi.
Le danseur engagé dans un processus créatif doit donc consentir un immense lot de confiance, d’ouverture, d’humilité, d’abandon et de courage!
À EDCM, l’invitation est faite à tous les créateurs de travailler avec les jeunes danseurs dans le respect de leur personne bien sûr, mais aussi dans le respect de leur talent, à la hauteur de leur talent. En d’autres mots : les amener et même les pousser à consentir les efforts nécessaires et à travailler suffisamment dans le dessein de rencontrent leur plein potentiel. Souvent il faut pousser le jeune au-delà de ce qu’il connaît de lui-même. Cela prend non seulement leadership, finesse et doigté, mais aussi l’élaboration de stratégies visant le succès du jeune danseur dans différents contextes y compris celui de la création chorégraphique et ses nouveaux paradigmes, dont la notion d’auteur.
NB : Ne pas confondre le succès d’une œuvre et le succès du jeune danseur qui est par définition l’acquisition par celui-ci des moult compétences souhaitées.
Dans le contexte de l’École, le problème que cela pose est souvent le même: le créateur ou idéateur, ne sachant pas nécessairement où il va, donne des tonnes d’indications parfois contradictoires qui évoluent, changent, se superposent. Il parle beaucoup, il parle de lui, il cherche et il risque l’égarement ou tout simplement s’égare. Il crée un chaos, un amas de possibles labyrinthique et égare l’interprète avec lui. Il arrive parfois qu’il blâme l’interprète de son propre égarement, l’accusant de ne pas être assez «inspirant» ou même assez « aimable ». L’incompréhension devient tension. En conséquence, j’estime qu’il faut apprendre à former le jeune interprète à devenir interlocuteur et co-auteur.
(Je vous rassure : il y a également de superbes et très fructueux processus à l’École.)
Mais il est important pour moi de dire que le jeune danseur en formation n’a pas toutes les réponses. Si on désire encore relever le pari de former un danseur par la pratique dans un contexte où celle-ci se renouvelle, il faut que tous les intervenants praticiens, au fur et à mesure, réfléchissent et forgent des outils qui permettent de montrer le chemin au jeune interprète dans le sens de l’évolution pressentie. Je pense sincèrement que dans le contexte d’une École il faut s’entendre sur des méthodes de travail et des conventions en début de création et, de la même manière, il faut savoir poser les bonnes questions au bon moment au fur et à mesure du processus.
J’estime donc qu’il faut adopter une posture de pédagogue tout en étant créateur et exiger de soi une grande honnêteté, une clarté mentale et intellectuelle. Il faut absolument prendre le jeune danseur comme un artiste professionnel en « gestation ». Ce qui implique que le créateur, même s’il n’a pas choisi ses danseurs, a le devoir de donner des pistes aux jeunes interprètes, le devoir de leur poser les bonnes questions; le devoir de leur fournir des clés qui les aideront à devenir des collaborateurs outillés et donc de meilleurs interprètes dramaturges (ou co-auteurs) dans le contexte de l’œuvre du créateur.
En rafale :
Il faut donc le mettre en situation où il comprend qu’il est mis en danger mentalement ou physiquement.
Il faut travailler sur son autonomie.
Il faut l’amener à reconnaitre la tyrannie et à tracer sa propre frontière car, en ce moment, les frontières sont souvent inconfortablement floues entre créateur, créatif, auteur, dramaturge, interprète, idéateur, etc. etc.
Merci de votre attention.
Lucie Boissinot
Directrice artistique et des études
École de danse contemporaine de Montréal
[1] https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01510998
2 http://www.evene.fr/theatre/actualite/metteur-en-scene-choregraphe-tyran-theatre-1754.php