Article

Journal de création de La Chute, première partie

Auteur·trice
Nasim Lootij
Publié le
28 mars 2019
Production
Fondation Jean-Pierre Perreault

Journal de création de La Chute

Texte 1 / Montréal / Mars 2019

La Chute est un solo de danse contemporaine que nous, le collectif Vâtchik Danse, composé de Kiasa Nazeran, dramaturge, et moi, Nasim Lootij, chorégraphe et interprète, présenterons à Tangente dans le cadre du festival Altérité pas à pas du 17 au 20 octobre 2019. Sophie Michaud, principalement, et José Navas, ponctuellement, nous accompagnent en tant que conseillers artistiques dans notre processus de création.

Dans ce journal, je partagerai les sources d’inspiration de la pièce ainsi que notre processus de création au fil du temps.

 

L’origine de la pièce

C’est d’abord une pièce de musique intitulée Bé Zéndân qui nous inspira à créer ce solo. Elle fut composée par le grand compositeur iranien Abolhassan Sabâ. S’inspirant de cette partition, le chef d’orchestre Hossein Dehlavi put créer, en 1959, un concerto pour violon et orchestre. Il l’intitula Shoushtari. Cette pièce et d’autres de la même époque sont les meilleures représentantes d’un grand projet culturel. Conçu autour de 1900 par un petit groupe d’intellectuels et d’hommes politiques, et poursuivi jusqu’au début des années 1970 par leurs successeurs, ce projet avait pour objectif de rassembler les différentes ethnies iraniennes autour d’une identité commune. Dans son volet musical, ce projet voulait créer une musique nationale à partir des musiques folkloriques des différents peuples qui vivaient alors sur le vaste plateau iranien. Voir ici le lien de ce concerto.

En introduisant un instrument occidental, le violon, et en appliquant les lois de l’harmonie de la musique classique occidentale, le compositeur put élever le ton élégiaque de la musique iranienne au ton tragique. Ce travail nous donna l’idée de créer sur un mode tragique un solo de danse contemporaine en nous inspirant des mouvements et des qualités propres aux danses folkloriques iraniennes. Le mode tragique nous permet d’évoquer sur scène la fin tragique que vécut le projet culturel ci-haut mentionné. En effet, ce projet resta inachevé à cause de l’intolérance d’un nouveau régime politique qui, dès son arrivée au pouvoir en 1979, mit fin à toute activité culturelle.

 

La ligne mélodique que le violon suit à l’intérieur de cette partition musicale évoque dans notre esprit un mouvement circulaire pareil à toutes ces formes circulaires que nous découvrons dans l’artisanat et la poésie iraniennes. Cette forme est l’ombre d’une Idée, celle que la conscience collective iranienne s’est faite de la notion du Temps. Le Temps dans le monde iranien n’est pas linéaire, il est circulaire.

 

 

Les danses iraniennes

 

Les danses iraniennes se divisent en deux groupes: les danses folkloriques et les danses de cour. Dans toutes les danses iraniennes, les membres, c’est à dire les bras, les mains, les jambes et les pieds, sont plus actifs que le tronc. Quant au bassin, contrairement à ce qu’il fait dans la danse orientale, il ne fait ici aucun mouvement vibratoire ou érotique. La présence des mains est plus importante que celle de tous les autres membres du corps. Cette présence offre une grâce remarquable et une expressivité sereine à cette danse.

 

Concernant les qualités du mouvement dans les danses iraniennes, nous devons dire que la fluidité est la qualité dominante dans celles-ci. Pourtant, dans les régions montagneuses du nord-ouest du pays, la tonicité prend le dessus sur les autres qualités. Quant aux formes, la forme ronde est la forme qui revient sans cesse dans toutes les danses, mais nous pouvons voir des formes linéaires et des mouvements rapides et tranchants dans les régions rocheuses du nord-ouest.

 

Quant à la récurrence de la danse dans les villages et les villes de l’Iran, le rythme circulaire des activités agraires permet aux villageois de danser à l’occasion des saisons des semences ou de la moisson. Mais ils dansent aussi à l’occasion des fêtes de mariage ou des fêtes religieuses. Dans les grandes villes, on ne danse qu’à l’occasion des fêtes d’anniversaire, des noces, des fiançailles, ou des soirées arrosées.

 

Les qualités et les formes ci-haut mentionnées nous servent de matériaux chorégraphiques dans la conception de ce solo. Or, le caractère novateur de notre travail relève de la tentative d’enchainer ces matériaux dans une esthétique contemporaine. Par exemple, je m’inspire de la fluidité des mouvements des mains caractéristique des danses iraniennes et je tente d’imprégner cette qualité aux mouvements des autres parties de mon corps. Dans cette tentative, je m’inspire du Continuum, pratique somatique que j’exerce depuis quelques années. Quant aux manières qui me permettent de transformer les mouvements des danses iraniennes en mouvements contemporains, l’exemple suivant est révélateur :

 

Béchkan est un mouvement net que nous pouvons voir dans la plupart des danses iraniennes. Tous les iraniens qui dansent savent le faire sur un rythme ternaire avec une certaine force. Il est le résultat d’un fort frottement du majeur contre le pouce. En variant le rythme et l’énergie de ce mouvement, je le transforme en un mouvement contemporain.

 

Rythme ternaire (avec des changements de rythme) : Rythme Binaire

Très Tonique (avec des changements d’énergie) : Les doigt se frottent doucement

Qualité festive (avec des changements d’accent) : Qualité militaire

 

Un autre exemple : en variant le rythme et l’énergie des pas et des phrasés des danses iraniennes, en les développant et en les répétant dans les différentes directions et sur les différents niveaux de l’espace scénique, nous créons des enchaînements contemporains inspirés de la danse iranienne. Encadrés par l’espace cubique de la scène et hachurés par un éclairage expressionniste, les mouvements de la danse iranienne expérimentent dans ce solo un vrai dépaysement.

 

Voici ce que dit encore Kiasa Nazeran, le dramaturge de la pièce, sur les danses iraniennes:

 

« Les danses iraniennes se divisent en deux groupes : les danses régionales ou folkloriques et les danses de cour. Dans les régions montagneuses du Nord et de l’Ouest du pays, la danse ressemble plutôt aux mouvements rythmiques d’un Centaure. Immobile et statuaire, le haut du corps se laisse emporter par les mouvements rapides et vertueux des jambes. Les danses de ces régions révèlent le caractère de leurs habitants. Ils ont tous une capacité inégalable à affronter la nature sauvage qui les entoure et à préserver l’unité de leur communauté. Un peu loin de ces régions rocheuses, dans les vallons paisibles et les plaines vertes qui longent la côte sud de la mer Caspienne, la danse prend un caractère doux et harmonique. Les mouvements ronds des poignets, les mouvements sinueux des bras, un tronc qui se laisse bercer par les glissades et les ronds de jambes, tout cela révèle le caractère joyeux, fêtard, un peu naïf et un peu arrogant d’un peuple qui jouit de la verdure et de la fertilité de ces terres. Pas très loin de ces peuples heureux, vivent dans les steppes du Nord-Est du pays les descendants des Scythes et des Parthes. Métissés depuis des siècles avec les peuplades d’Asie centrale, ceux-ci ont de fortes tendances mystiques. Ces tendances se reflètent dans leurs chants et leurs danses. Les mouvements des danseurs de ces régions ressemblent beaucoup aux mouvements de quelques planètes qui, dans leurs orbites concentriques, tournent autour d’un centre invisible. Or, quand on descend vers le Sud, là où un soleil brûlant fouette le Golfe Persique, la danse s’approche de la transe. Apparaissent alors les micro-mouvements vibratoires des épaules et de la cage thoracique, les mouvements circulaires de la tête, les claquements violents des mains, tout cela accompagné par un rythme saccadé émis soit par les percussions soit par la bouche-même des danseurs.

Quant aux danses de cour, elles apparaissent dès le quinzième siècle dans la cour des rois de la monarchie Safavide. Elle se perfectionne ensuite dans la cour des Qajars. Ce sont ces danses que dansent aujourd’hui la plupart des iraniens vivant dans les grandes villes à l’occasion des fêtes d’anniversaire et des fêtes de mariage. »

 

Autre source d’inspiration

Le poème de Forough Farrokhzad Autre naissance[1] est aussi une source d’inspiration pour La Chute. En voici un extrait :

 

Mes mains je les planterai dans le jardin

Je reverdirai, je le sais, je le sais, je le sais

Et les hirondelles dans le creux de mes doigts encrés

Pondront

 

Ce poème évoque l’image d’un arbre. Nous créons aussi dans notre chorégraphie l’image d’un arbre. Or l’arbre que nous évoquerons sur la scène représente tant le peuple iranien que sa musique nationale. Cet arbre prend racine dans la conscience des différentes ethnies iraniennes. Il se nourrit de leurs folklores, de leurs arts et de leurs mythologies.

Ce qui attira particulièrement notre attention dans le poème ci-dessus, c’est la présence des mains, cette partie du corps très présente et très manifeste dans toutes les danses iraniennes. L’idée de dire ces versets en même temps que je fais des mouvements aquatiques et fluides m’inspire, mais rien n’est sûr pour le moment ! À suivre !

 

– Nasim Lootij

 

Merci à Lise Gagnon et Kiasa Nazeran d’avoir relu ce texte.

[1] Forough Farrokhzad, Autre Naissance. Traduit en français par Bahman Sadighi, Édition du Noroît, Montréal, 2017, p.69.

 

Sur la photo : Sophie Michaud et Nasim Lootij

Projet

Documentation du projet La Chute

Coproduction

La Fondation Jean-Pierre Perreault présente ici le processus de création de la chorégraphie La Chute, une œuvre conçue par le collectif Vâtchik Danse, formé de Nasim Lootij, chorégraphe et interprète, et de Kiasa Nazeran, dramaturge, deux artistes d’origine iranienne. S’inspirant tout à la fois des…

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