Extraits d’œuvres

Atelier 2 – Lettre de Marie Claire Forté

Texte
Marie Claire Forté
Photo de couverture
Montage - collage avec des document d’archives (photos et collages) de Louise Bédard réalisé lors de l’atelier dirigé. Crédits : Nadège Grebmeier Forget
Photo 1
Louise Bédard. Crédits : Vickie Grondin
Photo 2
Louise Bédard et Karine Denault lors de l’atelier. Crédits : Nadège Grebmeier Forget
Photo 3
Autoportrait collectif avec Louise Bédard, Marie Claire Forté, Vickie Grondin, Véronique Hudon. Karine Denault, Nadège Grebmeier Forget et Florencia Sosa - Rey. Crédits : Nadège Grebmeier Forget . Crédits : Vickie Grondin

Avril 2024

Chère Véronique, chère Lise,

Je vous écris sur ma rencontre avec Louise Bédard et Vickie Grondin en février dernier, pour ton projet Véronique, que je comprends actuellement comme la création de rencontres et d’œuvres — moyens-métrages, trames son, artefacts et œuvres plastiques — pour une exposition où ces œuvres seront tantôt autonomes, tantôt activées par des interventions performatives, et qui pourraient éventuellement être présentées ou diffusées indépendamment du projet d’exposition.

Je devais composer un diptyque intergénérationnel avec Louise, dans la continuité de la rencontre que tu as orchestrée, Véronique, avec Katya Montaignac et Michèle Febvre à l’automne 2022. J’étais présente à la conclusion de leur échange, avec vous deux, la vidéaste Tracy Valcarcel et l’artiste Nadège Grebmeier Forget, et je vous ai écrit une première lettre.

Pour pratiquer une des nombreuses méthodes de Louise, j’aborde cette lettre comme un collage. Je veux partager des choses de la vie de Louise, des bribes de notre parcours de trois jours à l’Espace ouvert, des souvenirs et des impressions.

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Avec Louise, Véronique et Vickie, j’ai vite délaissé l’idée du diptyque. Véronique, tes rencontres préparatoires t’avaient nourrie, et il y avait une allégresse dans l’air ; tu venais de remettre une bourse de fonctionnement quadriennale et la conclusion de ton doctorat était envisageable.

C’était un luxe de retrouver Vickie en studio. Vickie finit une maîtrise en arts visuels à l’UQAM, où elle travaille, entre autres, l’autoportrait. On s’est rencontrées à LADMMI en 2012, peut-être au moment même où l’école changeait de nom pour devenir l’EDCM. J’étais engagée pour une commande chorégraphique avec la cohorte de deuxième année. En trame de fond, les manifestations de casseroles. Nombre d’artistes de cette cohorte œuvrent et brillent aujourd’hui sur la scène montréalaise.

Mes notes sont d’un brouillon atypique — je ne sais pas si je cite quelqu’un ou si ce sont mes pensées qui se trouvent là, dans mon cahier. Vickie enregistrait le son, et pour des raisons que je ne comprends pas bien, cela m’a libérée de noter compulsivement les dates, les détails (infinis), les artistes qui inspirent et qui ont inspiré Louise (très nombreux·euses), les artistes avec qui elle a travaillé (encore très nombreux·euses), et les livres (des piles et des piles). Louise a tenté de nous faire un survol de sa carrière, voire de sa vie, mais il y avait toujours une tangente qui nous amenait à un autre moment de vie, ou à un sujet autre. On baignait dans l’histoire de l’art surtout du dernier siècle, les recherches féministes, l’autothéorie. Depuis toujours, il me semble, Louise se consacre sans relâche à la création.

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Je ne suis pas surprise de ce que Louise a révélé, mais touchée par sa fine chorégraphie du dévoilement. Il y avait une grande qualité dans la profondeur — une épaisseur, pour utiliser la référence de Vickie à Donna Harraway, au présent épais — thick present — je l’ai sentie pour l’entièreté des trois jours.

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Louise avait amené des sélections de photographies prises sur des décennies. Son premier autoportrait à 17 ans. Dans sa chambre où ses parents (soutenants de son intérêt pour la danse soudainement et intensément déclenché à 17 ans) avaient installé une petite barre de pratique, Louise, collant et maillot, a sa jambe à la seconde sur la barre, et se photographie tournée vers le miroir, son visage couvert par la caméra, son bassin présent dans l’image. Au fil des jours, on apprend que Louise s’était intéressée à la photographie jeune (son frère en faisait) et voulait étudier au Cégep du Vieux-Montréal en photo. Les parents n’ont pas voulu soutenir cet intérêt, la photographie étant, dans leur conception, un métier d’homme. Son frère, en revanche, était libre de choisir son champ d’études et s’est consacré au journalisme.

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Sa mère, perfectionniste, achetait des meubles d’occasion, les décapait, les refinissait. « C’est elle qui m’a appris à regarder les choses. »

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Jeune adolescente, Louise travaille dans une tabagie, avec sa tante — la sœur de son père — qui y travaillait comme encadreuse. La tabagie vend des livres et des revues. Sa tante pointe un livre d’Anaïs Nin : « Ce livre a été écrit par une lesbienne. » Impressionnée, Louise lit le livre (parmi bien d’autres). Impressionnée ensuite par les nombres d’artistes que connaissait Nin, Louise se dit : « C’est dommage, dans mon patelin, je ne serais jamais une artiste ». Éventuellement, à 30 ans, elle se dit : « Je connais du monde, je connais des artistes ».

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« Je n’écris jamais seule » — Karine Rosso et Nicholas Dawson, Nous sommes un continent ; correspondance mestiza

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Comment vivre l’art ? Comment vivre avec les autres par l’art ? Louise avance que la danse essaie de résoudre des problèmes concrets, des impasses, des contraintes. Véronique, tu soulignes qu’il y a du pragmatique dans l’art, sinon, pourquoi les gens s’y consacreraient ?

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« Ce livre n’est pas anodin », déclare Louise en tenant Le complexe de la sorcière d’Isabelle Sorentin. La souffrance des femmes et les mémoires anciennes des femmes sont une fibre que Louise endosse avec son travail sur l’autoportrait.

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« Comme chorégraphe et comme danseuse, je me suis sentie seule. » — Louise

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Louise commence à danser à 17 ans à Drummondville. Elle se rend à Montréal avec une enseignante de son école de danse pour faire des stages. Elle déménage à Montréal, stagiaire pour les Ballets Jazz de Montréal. Malgré l’interdiction de s’entraîner ailleurs, elle prend des classes avec le Groupe Nouvelle Aire. Elle s’y joint. Elle danse ensuite pour plusieurs chorégraphes notables (Paul-André Fortier, Ginette Laurin, Daniel Léveillé, Jean-Pierre Perreault, Daniel Soulières, entre autres). Elle fonde Louise Bédard Danse pour se consacrer à son propre travail chorégraphique — objectif depuis ses débuts. Elle chorégraphiait déjà à Drummondville, et il y avait déjà des objets dans ses œuvres, par exemple, une chorégraphie avec treize escabeaux.

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Elle nous parle de comment elle est tombée sur les artistes, livres, objets qui l’inspirent — en voyage, dans des galeries, des musées, de librairies. J’ai écrit dans mon cahier : « Il y a des choses qui viennent de loin ». Cet énoncé est vrai dans tous les sens possibles : loin dans la mémoire de Louise, loin dans le temps, loin dans le monde, loin dans nos bibliothèques, nos imaginaires, nos expériences. Thick time.

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On feuillette Elles, Tina Modotti, photographies 1924-1929 de Louise Bédard, Lucie Bureau, Elena Poniatowska, soit le catalogue d’une exposition qu’elle a imaginée avec la commissaire Lucie Bureau pour accompagner la présentation de sa chorégraphie Elles (2002). La proximité aux arts visuels est un filon qui traverse l’œuvre de Louise. Elle a aussi organisé une exposition d’œuvres de Hannah Höch, dadaïste allemande, en parallèle à Ce qu’il en reste (2005). (Quand je pense au labeur de produire une œuvre chorégraphique, de la tournée, et d’organiser une exposition en parallèle !) Les œuvres de Paula Rego ont inspiré plusieurs tableaux de La Démarquise (2016).

J’ai dansé de ses œuvres dans des musées et des galeries — Séries solos (2011-15) à la Fondation Guido Molinari et au Musée d’art et d’histoire à Cholet, France et au Musée des beaux-arts de Montréal. J’ai des souvenirs particulièrement vifs de danser au MBAM devant une énorme toile de Gerhard Richter, à côté d’une sculpture et d’une photographie de Geneviève Cadieux, sous le canot de Riopelle. Et Promesses (2020), que Louise a recomposée dans les lumineux espaces du Pavillon Lassonde au Musée national des beaux-arts du Québec. J’ai toujours senti que les œuvres et les espaces étaient heureux d’accueillir la danse de Louise, dans tous ses détails, sa force, sa vitalité.

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« Je veux que les gens viennent voir mon travail. En même temps, souligne Louise, j’aurais horreur que 1000 personnes viennent en même temps ». Louise a une volonté d’intimité et elle flirte avec la solitude.

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On regarde ses collages. Plusieurs ont servi dans ses chorégraphies que j’ai dansées — Série solos, J’y suis (2012). On parle de dévoilement, de disparition, d’effacement, d’invisibilisation, de multiplicité. On parle de sa recherche actuelle, une chorégraphie à partir d’autoportraits, et de l’autoportrait comme recherche de soi.

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On parle de clairvoyance.

En 2005 ou 2006, Louise a fait un processus de création au Groupe Lab de danse à Ottawa. J’y étais. Elle a commencé le « duo brindille » avec les danseuses Alanna Kraaijeveld et Lori Duncan. C’est une de mes chorégraphies préférées comme spectatrice et comme interprète. En dansant, les danseuses se passaient une brindille sans jamais se regarder. J’ai repris un des deux rôles et j’ai dansé le duo avec Sarah Williams à la fin d’Enfin vous zestes (2008). On dansait côté jardin, vers l’arrière de la scène et en parallèle, côté cour, sur une grande boîte de bois, Ken Roy et Jean-François Déziel dansaient un duo lent, une statue mouvante. À la fin, Ken restait couché sur la boîte, sur le dos, arqué, sa tête renversée, les yeux fermés. Sarah Williams quittait la scène et plaçait la brindille sur sa poitrine exposée. Espièglement, je la suivais et volais la brindille tendrement déposée sur Ken, quittant la scène sur la pointe des pieds dans mes talons hauts. Je me sentais presque coupable, comme si je désacralisais quelque chose, mais ce n’était pas irrespectueux. Quelques années après la présentation de la pièce, Louise m’a dit que la brindille symbolisait la mort. Ken Roy est décédé trop jeune en 2012.

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« Apprendre à voir » — Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge

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Toute personne qui a travaillé avec Louise pourrait parler de sa rigueur impressionnante, inspirante, intimidante. Un de mes souvenirs : Rimouski, 2010 ou 2011. Louise était en résidence à l’École de danse quatre temps, et je l’ai accompagné avec Alanna Kraaijeveld. On donnait des cours de danse aux jeunes de Rimouski le matin, et on répétait l’après-midi. Un après-midi, Louise jouait une musique jazz terreuse, dense, et elle cherchait, en dansant elle-même, une sorte de groove très petit. Tout le corps était en tension, on était toujours un peu désaxée, le poids plus sur une jambe, les coudes tendus et tirés un peu vers l’arrière. On a cherché longtemps, les trois face aux fenêtres. J’avais chaud, il faisait grand soleil, la danse était épuisante pour moi. Parfois Louise se retournait pour nous regarder, proposer un détail. C’était exigeant. J’oublie si la matière s’est éventuellement placée dans une chorégraphie, mais en ce moment de répétition, j’ai goûté distinctement à une profondeur dans l’exploration du mouvement. J’ai eu d’autres longs processus, d’autres profondeurs, mais celle-ci, en matière de recherche poussée sur une sorte de groove, me reste brûlée dans le corps.

En février, à l’Espace ouvert, Louise danse avec un étrange petit banc en bois trouvé dans le studio. La lumière de fin février nous choie, le soleil est bas, mais chaud et doré. Véronique, tu lui poses parfois des questions qui interrompent sa danse, mais elle reste dans le parcours de son geste pour t’écouter, répondre. J’observe Louise. Vickie filme Louise. J’observe Vickie qui observe Louise, qui la découvre. C’est touchant.

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Louise nous parle des spectacles en extérieur, qu’elle a beaucoup fait. « Tu déranges un certain ordre établi, explique-t-elle. Il y a une tension entre ceux qui voient et ceux qui ne voient pas. Il faut choisir où poser le regard. »

On pourrait dire la même chose de ses chorégraphies pour la scène, où les propositions visuelles et mouvantes sont toujours stratifiées. Avant-plan, plan médian, arrière-plan, les frontières de l’aire de jeu, musique et son, costumes (tellement de costumes !), accessoires, chevauchement des tableaux.

Poser le regard est une question qui se pose de l’intérieur aussi. En plus des spectacles en salle et dans les musées, j’ai dansé des chorégraphies de Louise sur une vieille voie ferrée et dans un parc à Cholet ; au parc Lafontaine ; sur le trottoir devant Circuit-Est sur Sherbrooke ; aux Jardins botaniques de Montréal ; au Marché Saint-Jacques ; dans l’Espace Georges-Émile Lapalme de la Place des Arts. La danse de Louise n’est pas de la transe ou de l’espace lointain imaginaire ; je ne peux pas, en dansant, me perdre dans un regard interne ou abstrait, même si l’imaginaire est un moteur important du geste. Faire vivre cette danse demande une présence du regard.

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La dernière journée en studio, Vickie amène de ses livres en réponse aux livres et aux conversations des deux jours précédents. Carnet des tempêtes de Dominique Rivard, Água Viva de Clarice Lispector, Les Miraculeuses de Vanessa Courville, La voyageuse de nuit de Laure Adler, Un héritage sans testament de Françoise Collin, Comme si le vide avait un lieu de Carole Forget et Moi l’autre ; un nocturne de Rosita Crone.

Louise danse avec une sorte de foulard en soie sur lequel Vickie a fait imprimer une des photos de Louise. Je l’observe chercher et trouver sa danse. Une autre chorégraphie du dévoilement.

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Louise est comme un océan qui renverse le courant global de l’eau, des océans vers les tributaires, des rivières aux ruisseaux, des ruisseaux aux sources.

Avec toi, Véronique, j’ai l’image d’un sablier (peut-être parce que j’ai regardé Astérix et les douze travaux avec mon enfant dernièrement). Le sablier est ouvert aux deux extrémités et la source de sable est infinie. Les grains tombent, s’empilent et s’écoulent dans toutes les directions. On circule en dessous, dans la pluie de sable. Parfois je me sens submergée par la matière et parfois le sable éclaire les fils communs entre nous, les surprenantes et multiples interconnexions.

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En après-midi, cette dernière journée, on a eu un moment public, avec Karine Denault, Nadège Grebmeier Forget et Florencia Sosa Rey. Lise, tu accompagnais une amie en chimio et ne pouvait être des nôtres. Tu nous as manqué. On a commencé avec un cercle, des présentations, une technique de respiration, des gestes pour se délier un peu. Vickie et Louise avaient installé plusieurs caméras sur trépied en ligne. Louise avait apporté quantité de costumes et d’accessoires. On a composé un collage sur le mur devant les trépieds avec des cartes, des photos, des pastels. Ensuite, Nadège, Karine, Florencia et moi choisissions un costume pour faire des autoportraits avec les caméras. Louise nous a rejoints vers la fin, je crois — je ne m’en souviens pas vraiment, mais je reconnais Louise dans une photo que Vickie m’a textée. La technique était difficile, l’espace décentré et chaotique comparé aux rencontres à quatre.

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J’ai écrit dans mon carnet : « une respiration de Louise — ça fait partie de ma pratique. »  Je ne sais plus ce que ça veut dire, mais je trouve ça beau.

Bref, j’ai été très touchée par l’expérience et la sédimentation de celle-ci. J’en ai appris plus sur Louise. Des profondeurs se sont clarifiées.

 

Merci pour le tout,

Marie Claire

Le projet bénéficie du soutien :
Conseil des arts du Canada dans le cadre du programme « Recherche et création ».

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