Mes notes sont d’un brouillon atypique — je ne sais pas si je cite quelqu’un ou si ce sont mes pensées qui se trouvent là, dans mon cahier. Vickie enregistrait le son, et pour des raisons que je ne comprends pas bien, cela m’a libérée de noter compulsivement les dates, les détails (infinis), les artistes qui inspirent et qui ont inspiré Louise (très nombreux·euses), les artistes avec qui elle a travaillé (encore très nombreux·euses), et les livres (des piles et des piles). Louise a tenté de nous faire un survol de sa carrière, voire de sa vie, mais il y avait toujours une tangente qui nous amenait à un autre moment de vie, ou à un sujet autre. On baignait dans l’histoire de l’art surtout du dernier siècle, les recherches féministes, l’autothéorie. Depuis toujours, il me semble, Louise se consacre sans relâche à la création.
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Je ne suis pas surprise de ce que Louise a révélé, mais touchée par sa fine chorégraphie du dévoilement. Il y avait une grande qualité dans la profondeur — une épaisseur, pour utiliser la référence de Vickie à Donna Harraway, au présent épais — thick present — je l’ai sentie pour l’entièreté des trois jours.
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Louise avait amené des sélections de photographies prises sur des décennies. Son premier autoportrait à 17 ans. Dans sa chambre où ses parents (soutenants de son intérêt pour la danse soudainement et intensément déclenché à 17 ans) avaient installé une petite barre de pratique, Louise, collant et maillot, a sa jambe à la seconde sur la barre, et se photographie tournée vers le miroir, son visage couvert par la caméra, son bassin présent dans l’image. Au fil des jours, on apprend que Louise s’était intéressée à la photographie jeune (son frère en faisait) et voulait étudier au Cégep du Vieux-Montréal en photo. Les parents n’ont pas voulu soutenir cet intérêt, la photographie étant, dans leur conception, un métier d’homme. Son frère, en revanche, était libre de choisir son champ d’études et s’est consacré au journalisme.
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Sa mère, perfectionniste, achetait des meubles d’occasion, les décapait, les refinissait. « C’est elle qui m’a appris à regarder les choses. »
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Jeune adolescente, Louise travaille dans une tabagie, avec sa tante — la sœur de son père — qui y travaillait comme encadreuse. La tabagie vend des livres et des revues. Sa tante pointe un livre d’Anaïs Nin : « Ce livre a été écrit par une lesbienne. » Impressionnée, Louise lit le livre (parmi bien d’autres). Impressionnée ensuite par les nombres d’artistes que connaissait Nin, Louise se dit : « C’est dommage, dans mon patelin, je ne serais jamais une artiste ». Éventuellement, à 30 ans, elle se dit : « Je connais du monde, je connais des artistes ».
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« Je n’écris jamais seule » — Karine Rosso et Nicholas Dawson, Nous sommes un continent ; correspondance mestiza
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Comment vivre l’art ? Comment vivre avec les autres par l’art ? Louise avance que la danse essaie de résoudre des problèmes concrets, des impasses, des contraintes. Véronique, tu soulignes qu’il y a du pragmatique dans l’art, sinon, pourquoi les gens s’y consacreraient ?
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« Ce livre n’est pas anodin », déclare Louise en tenant Le complexe de la sorcière d’Isabelle Sorentin. La souffrance des femmes et les mémoires anciennes des femmes sont une fibre que Louise endosse avec son travail sur l’autoportrait.
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« Comme chorégraphe et comme danseuse, je me suis sentie seule. » — Louise
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Louise commence à danser à 17 ans à Drummondville. Elle se rend à Montréal avec une enseignante de son école de danse pour faire des stages. Elle déménage à Montréal, stagiaire pour les Ballets Jazz de Montréal. Malgré l’interdiction de s’entraîner ailleurs, elle prend des classes avec le Groupe Nouvelle Aire. Elle s’y joint. Elle danse ensuite pour plusieurs chorégraphes notables (Paul-André Fortier, Ginette Laurin, Daniel Léveillé, Jean-Pierre Perreault, Daniel Soulières, entre autres). Elle fonde Louise Bédard Danse pour se consacrer à son propre travail chorégraphique — objectif depuis ses débuts. Elle chorégraphiait déjà à Drummondville, et il y avait déjà des objets dans ses œuvres, par exemple, une chorégraphie avec treize escabeaux.
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Elle nous parle de comment elle est tombée sur les artistes, livres, objets qui l’inspirent — en voyage, dans des galeries, des musées, de librairies. J’ai écrit dans mon cahier : « Il y a des choses qui viennent de loin ». Cet énoncé est vrai dans tous les sens possibles : loin dans la mémoire de Louise, loin dans le temps, loin dans le monde, loin dans nos bibliothèques, nos imaginaires, nos expériences. Thick time.
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On feuillette Elles, Tina Modotti, photographies 1924-1929 de Louise Bédard, Lucie Bureau, Elena Poniatowska, soit le catalogue d’une exposition qu’elle a imaginée avec la commissaire Lucie Bureau pour accompagner la présentation de sa chorégraphie Elles (2002). La proximité aux arts visuels est un filon qui traverse l’œuvre de Louise. Elle a aussi organisé une exposition d’œuvres de Hannah Höch, dadaïste allemande, en parallèle à Ce qu’il en reste (2005). (Quand je pense au labeur de produire une œuvre chorégraphique, de la tournée, et d’organiser une exposition en parallèle !) Les œuvres de Paula Rego ont inspiré plusieurs tableaux de La Démarquise (2016).
J’ai dansé de ses œuvres dans des musées et des galeries — Séries solos (2011-15) à la Fondation Guido Molinari et au Musée d’art et d’histoire à Cholet, France et au Musée des beaux-arts de Montréal. J’ai des souvenirs particulièrement vifs de danser au MBAM devant une énorme toile de Gerhard Richter, à côté d’une sculpture et d’une photographie de Geneviève Cadieux, sous le canot de Riopelle. Et Promesses (2020), que Louise a recomposée dans les lumineux espaces du Pavillon Lassonde au Musée national des beaux-arts du Québec. J’ai toujours senti que les œuvres et les espaces étaient heureux d’accueillir la danse de Louise, dans tous ses détails, sa force, sa vitalité.
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« Je veux que les gens viennent voir mon travail. En même temps, souligne Louise, j’aurais horreur que 1000 personnes viennent en même temps ». Louise a une volonté d’intimité et elle flirte avec la solitude.
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On regarde ses collages. Plusieurs ont servi dans ses chorégraphies que j’ai dansées — Série solos, J’y suis (2012). On parle de dévoilement, de disparition, d’effacement, d’invisibilisation, de multiplicité. On parle de sa recherche actuelle, une chorégraphie à partir d’autoportraits, et de l’autoportrait comme recherche de soi.
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On parle de clairvoyance.