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S’incarner dans la recréation et en soi

Auteur·trice
Léa Villalba
Publié le
2 mars 2022

Les Rencontres de l’Espace Perreault
Reprise de mouvements : artistes dansant·es et singulièr·es

Lors de l’événement Reprise de mouvements : artistes dansant·es et singulièr·es, les artistes Karla Étienne, Lael Stellick et Anne Thériault se sont remémoré les rôles repris, ceux qu’il et elles ont transformés au fil des années et ceux qu’il et elles ont transmis. Une discussion riche sur le partage entre humains et la singulière créativité.

« Comment mon corps, comme réservoir de mémoire, de mon essence, peut résonner avec une œuvre ? », se questionne Karla Étienne, interprète et gestionnaire de la compagnie Nyata Nyata pendant plus de 20 ans. En effet, quand il est question de reprendre le rôle de quelqu’un, comment rester soi et trouver sa place ? Comment investir pleinement un espace artistique pour le rendre unique tout en incarnant le désir et le mouvement d’autrui ?

Pour Anne Thériault, performeuse, chercheure et pédagogue en arts vivants, la réponse est surtout dans l’échange. « Il faut bâtir une confiance, notamment par le dialogue, et y croire ensemble », explique-t-elle. C’est dans la relation finalement que peut se transmettre l’art. Il ne s’agit plus vraiment d’un objet chorégraphique, mais bien d’un pont à bâtir entre un individu et un autre. Anne Thériault se rappelle notamment qu’endosser le rôle de Sophie Corriveau dans Duos pour corps et instruments de Danièle Desnoyers en l’apprenant avec Sophie Corriveau elle-même fut une « relation unique », un moment où elle a « énormément appris ».

 

Pour Karla Étienne, qui a elle, transmis plusieurs fois son rôle dans Mozongi, œuvre qu’elle danse depuis plus de 20 ans, la transmission demande du vrai temps de qualité, notamment hors répétition « pour parler de l’œuvre, donner ses tips et cues ». De plus, elle considère qu’apprendre à quelqu’un crée une réelle remise en question. « Transmettre, c’est revenir sur ce qu’on a appris, mais c’est aussi continuer à se questionner, découvrir d’autres perspectives, créer de nouveaux espaces et connexions », raconte-t-elle.

Du côté de Lael Stellick, la relation a été primordiale. Lorsqu’il a repris le rôle de Jeff Hall dans Bagne, que celui-ci avait co-créé avec Pierre-Paul Savoie,  plus de 20 ans après la création, il s’est inspiré des vidéos de l’époque, mais aussi du créateur lui-même. « Le voir travailler m’a aidé à savoir comment moi j’allais procéder », exprime-t-il, surtout dans ce terrible univers d’acier. Les vidéos de la recréation en 1998 avec Carole Courtois et Sarah Williams lui ont aussi donné confiance dans sa capacité à danser avec la structure métallique.

 

Corps dansant, corps pensant

Et c’est aussi là que l’on découvre tout le travail d’un·e danseur·se. Ce n’est pas seulement un travail physique, et souvent éprouvant, qui est demandé, mais bien une incarnation interne, une transfiguration mentale. Lorsqu’elle a repris le solo d’Ashley Watkins dans Klumzy de Nicolas Cantin, Anne Thériault a senti qu’elle était « rentrée dans la peau d’Ashley ». Elle se sentait alors comme une âme errante, presque un fantôme. « C’est fragilisant, délicat, raconte-t-elle. Tu veux trouver ta place, mais la partition a déjà sa propre histoire ». Au fil des jours, au fil des scènes, les œuvres transpirent leurs ancien·nes interprètes et créateur·trices. Elles sont gravées par des présences et des histoires, toutes diverses et variées. Et c’est en cela qu’il est difficile, mais gratifiant, d’assumer le rôle d’autrui. On imbrique sa propre vie dans la grande histoire de celle de l’œuvre, sans pouvoir la surpasser, mais seulement l’enrichir.

En effet, l’interprète ne peut pas effacer son vécu et qui il ou elle est. « On ne copie pas quelque chose. On y apporte notre propre histoire, notre trame personnelle », ajoute Lael Stellick. Pour lui, reprendre un rôle, c’est comme mettre un manteau, déjà cousu qui n’est pas à nous, et jouer avec, l’explorer, le transformer à notre confort. Une bien belle image pour comprendre l’incarnation dans la création.

 

Précieux temps

Pour les trois invités, le temps est primordial dans une reprise ou une recréation de rôle, presque davantage que lors d’une création originale. C’est après trois ans de tournée pour Duos pour corps et instruments qu’Anne Thériault a senti qu’elle incarnait vraiment le rôle. Il a fallu plus d’un an de préparation à Lael Stellick pour s’immiscer pleinement dans Bagne. « La répétition, pendant longtemps, permet de transformer vraiment l’œuvre et de l’incarner », ajoute-t-il.

Pour Karla Étienne aussi, le temps est un luxe qui permet de s’ancrer dans l’œuvre, « de la transcender ». « C’est là que ça devient ton propre rôle », appuie-t-elle.

Cependant, elle ajoute que le temps reste aussi relatif puisqu’il change constamment. C’est pourquoi reprendre son propre rôle amène d’autres défis. Karla Étienne a dansé Mozongi en 2000, en 2014 et reprend cette année encore cette pièce. « Je ne suis plus la même personne », raconte-t-elle et Anne Thériault d’ajouter « c’est confrontant de reprendre son propre rôle. On n’est plus à la même place, on n’a plus les mêmes pratiques, le même corps… ». L’artiste, tout comme l’humain, est toujours en pleine mutation et ne se réveille jamais pareil chaque matin. Là est aussi toute la beauté de la vie. Rien n’est constant, tout est amené à se transformer, à nous transformer et à nous transporter dans des places inhabitées, des souvenirs gravés ou des peurs ancrées. La reprise de rôle en danse amène tant la peur, le doute que l’exaltation et une grande part d’humilité est nécessaire pour passer à travers ce processus demandant, tant physiquement que mentalement.

 

Grandeur d’artiste

Au sortir de cet événement, les questionnements se sont poursuivis, les pistes de réflexion élargies et un constat m’est venu en tête : être un·e artiste implique de grandes qualités, humaines et physiques. Il faut être prêt·e à se sacrifier soi pour incarner du plus grand parce qu’on croit en l’art, parce qu’on croit à l’impact que celui-ci peut avoir sur les gens. Sinon, pourquoi faire ? L’art n’est pas une histoire d’ego, mais bien de partages, sinon cela ne fonctionne pas et les expériences des invité·es en sont la preuve vivante. Il et elles ont été capables de se transformer, d’accepter et de se révéler, de laisser passer leur vulnérabilité, leur passé, par leurs corps pour le bien-être de nos yeux, de nos sensations. Pour faire vivre quelque chose sur scène et le partager. C’est. Si. Beau.

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