Entrevue, Article

L’écriture de la danse. Rencontre avec Raphaël Cottin

Auteur·trice
Marie Tissot
Publié le
26 mars 2021
Production
Fondation Jean-Pierre Perreault

Au printemps 2020, le chorégraphe français Raphaël Cottin s’est entretenu avec Lise Gagnon, directrice de la Fondation Jean-Pierre Perreault à propos de sa démarche de création et de ses productions récentes.

Propos suscités et recueillis par Lise Gagnon, avril 2020

Un article de Marie Tissot, mars 2021

 

Raphaël Cottin est chorégraphe, danseur, pédagogue et notateur du mouvement chorégraphique. Après une formation au Conservatoire de Paris où il reçoit un enseignement de la danse classique et contemporaine, il étudie avec rigueur le système d’écriture pour le mouvement conçu par Rudolf Laban, connu son le nom de Cinétographie Laban ou Labanotation. Raphaël Cottin fonde sa compagnie La Poétique des Signes en 1999. Le chorégraphe se singularise par son intérêt pour l’histoire et la documentation de la danse, la notation chorégraphique et par ses jeux avec la notion de répertoire. Que ce soit dans le processus de création ou dans le contenu même de la pièce, la notation du mouvement Laban est très présente dans le travail de Raphaël Cottin. L’originalité de ses créations réside également dans les collaborations qu’il entreprend avec musicien·nes (souvent en live lors des représentations), danseur·euses dont les corps ne relèvent pas des normes traditionnelles, notateur·trices, etc. Pour le chorégraphe, « ce sont des choix politiques, mais avant tout des choix de goût. »

 

Écrire la danse

Les notations de danse ou du mouvement ont pris de multiples formes au fil des siècles et ont visé des objectifs variés. Lorsque Louis XIV organise l’ordonnancement de « la danse française » par sa notation, l’objectif est en partie politique : il s’agit de constituer un patrimoine de la danse française qui pourra rayonner à l’étranger. Cependant, noter la danse relève d’un paradoxe ; celui de figer une danse amenée à évoluer au fil de ses reprises. Nuançant ce paradoxe, Raphaël Cottin s’implique largement dans la diffusion des outils d’analyse du mouvement. Pour lui, la notation chorégraphique est bien plus qu’une partition à activer. « La cinétographie ou Labanotation, dit-il, s’attache à noter structurellement une œuvre, à transcrire une œuvre chorégraphique sur une partition […] C’est sa première raison d’être. Mais aujourd’hui, plus de 90 ans après sa publication[1], beaucoup d’autres applications de cet outil, qui offre de multiples déclinaisons, ont été développées. » En effet, il s’agit d’une boîte à outils permettant d’étudier les mouvements, mais aussi de penser une danse (encore) en train de se faire, une danse indéterminée. Raphaël Cottin voit dans la notation Laban la possibilité d’exprimer et d’exploiter quantité de détails reflétant les diverses qualités de mouvement. Cette notation, dont la maîtrise demande un travail aussi rigoureux que l’apprentissage d’une langue étrangère ou du solfège, a été mise au point par Rudolf Laban (1879-1958). Danseur-chercheur, Laban invente un système de conceptualisation du corps en mouvement à travers des dessins dynamiques. Raphaël Cottin explique que ce système permet d’appréhender par des principes simples et fondamentaux la complexité de ce qui est mobile, de développer observation,  perception et expérimentation du mouvement. Ce système se veut exploratoire et induit une dynamique de recherche. L’ambition de Laban était de questionner la place d’un corps dans son environnement et de favoriser une conscientisation de celui-ci : où est-ce qu’on se situe par rapport au côté ? À l’avant ? Combien de parties du corps sont en mouvement simultanément ? Quelles traces laisse-t-on dans l’espace ? etc. Il s’agit d’imaginer un langage pour nommer toutes les possibilités motrices des individu·es. « En Angleterre puis aux États-Unis, explique le chorégraphe, on a développé une application de la notation spécifiquement pour l’improvisation et la composition ; on parle de motif notation ou motif writing. En français, cette discipline est appelée « symbolisation du mouvement ». […] La richesse de l’utilisation de symboles tient à ce que généralement un symbole est plus riche que sa formulation en langage parlé. »

 

Pour Cottin le système de Laban est un alphabet, un vocabulaire et un langage. Il souligne que « le thème du langage et de la traduction reviennent régulièrement dans les colloques internationaux de spécialistes de la notation du mouvement. » Et comme en linguistique, la question de la traduction de ces éléments de langages se pose : traduire le signe en geste, le geste en signifiant, etc. On observe plusieurs niveaux de traduction. Et dans ces allers-retours, il s’agira toujours de révéler l’essentiel.

Reproduction d’un extrait de la partition de Vom Tauwind und der neuen Freude – Du Vent de rosée et de la nouvelle joie, de Rudolf Laban, réalisée en 1936. Encre de Chine sur papier calque, 2020 © Raphaël Cottin

Le système que conçoit Laban prend la forme de partitions (documents papier). Les symboles qu’il invente (Laban était un graphiste qui a beaucoup dessiné les corps humains, mais également l’architecture) sont des déclinaisons de formes rectangulaires. Ces partitions comprennent des portées et se lisent du bas vers le haut. La notation chorégraphique s’apparente au solfège pour la musique. Comme celui-ci, les signes permettent de garder une trace tangible de l’œuvre tout en laissant une certaine liberté pour son interprétation. Cottin précise que « c’est un outil jeune, mais qui a suffisamment d’histoire pour assurer sa solidité. Il perdure dans le temps, car il est fondé sur un équilibre entre la spécificité de la subjectivité et l’adaptabilité de l’être humain et, l’objectivité de l’analyse de ses mouvements dans l’espace et dans le temps. »

 

 

 

Notation, création et interprétation

Comment cette expertise de la notation Laban influence-t-elle l’expérience de création chorégraphique ? D’après Cottin, « la formation en écriture du mouvement transforme notre regard sur le mouvement lui-même. C’est une discipline qui ne peut pas s’apprendre sur table. Elle s’apprend par le mouvement. […] » Plus généralement, Cottin rappelle que « la création est alimentée par d’autres connaissances, elle est le fruit des formations supplémentaires qui fait qu’on va être inspiré différemment. » De plus, « c’est un outil qui n’est pas un produit fini : ses applications sont à inventer. »

 

Comment les interprètes qui sont sensibilisé·es à la notation Laban répondent-ils à la demande du chorégraphe ? À cette question, le chorégraphe développe : « J’ai remarqué qu’avec les interprètes qui ont été sensibilisés à ces questions, on n’a pas le même type de réponse. Il n’y a pas de jugement de valeur entre les propositions, mais on constate un plus grand discernement dans les réponses. Cependant, celles-ci sont peut-être un tout petit peu moins intuitives. » Ces outils sont incorporés par les danseur·euses et viennent soutenir l’intuition artistique et l’interprétation. Toutefois, les artistes du milieu de la danse ne sont pas formé·es, voire ne connaissent pas, la notation chorégraphique.

 

Le spectacle sur lequel Raphaël Cottin travaille en ce moment est étroitement lié à son travail d’expertise de la notation Laban. En effet, le sujet du Laban Horror Show n’est autre que … Rudolf Laban. « Laban a impulsé énormément de domaines en danse. Je reprends sa vie comme fil conducteur et au fur et à mesure, on découvre ces territoires qu’il a explorés et mis en œuvre. » La pièce présente donc la vie et les recherches du danseur. Dans une atmosphère de cabaret berlinois, « l’objectif est entre autres de permettre au public de regarder le mouvement différemment. » La forme de ce solo se situe entre le théâtre, la danse, la conférence et le one man show.

Laban Horror Show – Raphaël Cottin, 2020 © Frédéric Iovino

« Transcrire une chorégraphie demande un travail colossal ! […] 20 minutes dansées c’est 50 à 70 pages de notation ! » Le choix de noter une danse se fait donc entre cette contrainte temporelle et le choix politique de sauver une œuvre de l’oubli. D’autres parts, Raphaël Cottin explique que « l’activité de notation demande de la distance. […] Cette distanciation me permet de noter avec plus de cœur le travail d’autres chorégraphes. […] L’enjeu pour bien transcrire un mouvement c’est d’apprendre à faire des choix. » Il a effectué ce travail de notation pour trois œuvres : Quel est ce visage ? un solo de Christine Girard (1999), le 3e acte de Lied Ballet par Thomas Lebrun (2014) ainsi que la danse des éventails d’Andy de Groat (1978). Cette dernière a été travaillée en étroite collaboration avec son auteur.

fan dance / la danse des éventails – Andy de Groat, 1978 © Raphaël Cottin

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce travail d’investigation pour la notation de la danse des éventails a impulsé la création de Chemins provisoires (2019), une proposition librement inspirée de la danse d’Andy de Groat. L’œuvre peut s’adapter à différents terrains et publics et a notamment été présentée au Musée des Beaux-Arts de Tours. Ce travail de traduction d’une œuvre phare du champ chorégraphique est finalement une sorte d’outil de transmission du patrimoine chorégraphique. En travaillant la notation d’une œuvre, Raphaël Cottin explore des questionnements : « Qu’est-ce que ça veut dire d’être « au plus près de » ? Transcrire au plus proche l’information objective du mouvement ? On ne teinte pas la notation des consignes d’interprétation, on note seulement ce que le corps a à faire. On est dans des logiques de traductions. Le plus grand piège des notateurs c’est de tomber dans la traduction littérale de l’ensemble des consignes du chorégraphe. »

Chemins provisoires – Raphaël Cottin, 2019.
Interprètes : Antoine Arbeit et Raphaël Cottin. © Frédéric Iovino

L’importance de la transmission

Chorégraphe passionné, Raphaël Cottin accorde une place importante à la transmission. Celle-ci est présente dans le processus de création chorégraphique (transmission et échanges entre chorégraphes et interprètes) ainsi qu’entre l’œuvre et son public. Cottin travaille également à transmettre la notation Laban. « C’est un outil de médiation qui va mettre en correspondance. Il ne remplace pas la vidéo, le témoignage humain, la transmission par un professeur, la place du répétiteur. Mais c’est une source d’informations très riche qui donne des clefs pour travailler l’œuvre. » Cottin propose des activités de médiation avec des enfants ainsi que pour le milieu universitaire ou pour le grand public. Il s’agit d’ateliers thématiques portant par exemples sur les directions dans l’espace, l’amplitude dans le mouvement, les actions de frôler, toucher, appuyer, porter, etc., des ateliers de lectures, de composition, d’improvisation, de l’histoire et l’évolution des systèmes d’écriture, etc. Grâce aux outils labaniens, Cottin formule des consignes pédagogiques et créatives précises : « En utilisant certaines notions propres à l’analyse ou à l’écriture du mouvement, on va formuler précisément des consignes de compositions ou d’improvisation, sur la relation, sur les contacts entre les différentes parties du corps, l’amplitude de l’espace qu’on occupe, etc. »

Bref, Raphaël Cottin tisse des liens entre l’étude du mouvement et la création chorégraphique. Ses projets sont teintés d’une dimension historiographique et politique et l’essentiel pour l’artiste est de réfléchir à la sensibilité des mouvements humains, à ce qui fait d’un danseur un être humain sensible.

 

[1] Laban, Rudolf von. Schriftanz: Methodik, Orthographie, Erlaeuterungen. 1928. Vienna : Universal Edition.

 

Pour aller plus loin 

CHAPUIS, Yvan et Julie SERMON (2016). Partitions(s), objet et concept des pratiques scéniques. Paris & Dijon : Les Presses du réel.

COTTIN Raphaël et Noëlle SIMONET, (2013). « Pour une notation du mouvement » dans l’émission Pas la peine de crier par Marie Richeux, France Culture. [https://www.franceculture.fr/emissions/pas-la-peine-de-crier/pour-une-notation-du-mouvement]

LABAN, Rudolf von. (1930). Script Dancing. La Danse Écrite. Vienna: Universal Edition

LABAN, Rudolf von (1994). La maîtrise du mouvement. trad. Jacqueline CHALLET-HAAS et Marion BASTIEN. Arles : Actes Sud.

PROKHORIS, Sabine et Simon HECQUET (2007). Fabriques de la danse, Paris : Presses Universitaires de France.

Site internet de la compagnie de Raphaël Cottin, La Poétique des Signes. [http://www.lapoetiquedessignes.com/]

BENJAMIN, Walter (2000). « La tâche du traducteur » in Œuvres I, Paris : Gallimard.

 

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