Article

Journal de création de La Chute, quatrième partie

Auteur·trice
Nasim Lootij
Publié le
18 juillet 2019
Production
Fondation Jean-Pierre Perreault

Journal de création : La Chute

Numéro 4 / Montréal, le 18 juillet 2019

 

Dialogue entre la chorégraphe et le dramaturge : là où la structure de la pièce prend forme

En vue de renforcer la ligne dramaturgique de notre création et d’insuffler une nouvelle énergie dans mes mouvements, Kiasa, dramaturge du collectif, me parle lors de cette rencontre, d’Éros et de Thanatos, et de l’interprétation que Freud donna de ces figures mythiques qui incarnent les pulsions de vie et de mort, ou, selon Kiasa, les pulsions de construction et de destruction ou d’auto-destruction. S’inspirant de la théorie freudienne, Kiasa me propose cette réflexion : les événements qui ont bouleversé notre pays d’origine il y a 40 ans, nous pouvons les interpréter comme la victoire des forces de la destruction sur celles de la construction. Il est d’avis que dans ce solo nous devons montrer ce conflit dans le corps de l’interprète, que nous devons montrer comment les forces sombres empêchent les fragments du corps de l’interprète de se rassembler dans un corps organique, et comment ces forces poussent son corps fragile vers la chute finale.

 

Après cette discussion avec Kiasa, je m’interroge :

  1. Comment intégrer cette idée (conflit entre Éros et Thanatos) avec les explorations réalisées depuis six mois sur les différentes qualités de mouvement et les différentes lumières ?
  2. Comment montrer ce conflit tant dans la structure de mon solo que dans les enchainements et les petits mouvements ?

 

Pour concevoir une structure qui saurait montrer sur la scène le conflit ci-haut mentionné, je me suis inspirée de La chouette aveugle, un roman iranien moderne écrit par Sadegh Hedayat (1903-1951). Une femme mythique incarnée dans un corps éthérique, symbole de l’Éros et de la Mère Patrie, est le principal personnage féminin du roman. Un opiomane solitaire, vivant dans une baraque située en dehors de la ville, symbolise, quant à lui, les hommes qui à défaut de pouvoir faire l’amour avec les femmes ne pensent qu’à les prostituer et à les anéantir. Dans une première rencontre qui se produit au début du roman entre les deux personnages, l’opiomane est ébloui par la beauté de la femme mythique qui apparait, l’espace d’un instant, à l’horizon de sa fenêtre. Dans la deuxième rencontre, la femme rentre chez lui, s’y allonge et y meurt. Ne sachant que faire de son cadavre, l’opiomane, symbole de Thanatos, le déchiquette, et en met les morceaux dans une valise. Sur le chemin qu’il prend vers le cimetière, l’opiomane se multiplie en plusieurs hommes.

 

Puisant l’inspiration dans ce roman, je réussis à structurer les multiples séquences créées depuis des mois en un tout cohérent. Ainsi, au début du solo, je prends place au fond de la scène sous une faible lumière tremblante. Cette image inaugurale me permet de rendre tangible le caractère insaisissable de la femme mythique. Afin d’incarner l’âme et le corps éthérique de cette femme imaginaire, j’avance doucement vers l’avant-scène en enchainant des mouvements fluides sur lesquels j’ai beaucoup travaillé avec Sophie. Cette avancée ne se développera pas en un mouvement continu. Elle sera entrecoupée par ces moments où sortant de sa peau mythique, la femme de notre histoire s’incarnera dans le corps d’une femme réelle qui danse sur une pièce de musique iranienne. Mais ces danses ne pourront pas durer longtemps car les forces de Thanatos empêcheront leur déroulement et l’obligeront à retourner dans la peau de la femme mythique qui reprendra son chemin.

 

Les plus petits mouvements que je réalise durant lesdites danses de courte durée doivent aussi illustrer le conflit dont j’ai parlé plus haut. Par petits mouvements, j’entends ceux de mes doigts, du visage et de la chevelure. Le choix de ces trois éléments n’est pas arbitraire. En effet, je m’inspire d’une histoire qui a accéléré le processus de l’émancipation des femmes en Iran. En 1924, la diva iranienne, Ghamar-ol-Molouk Vaziri (1905-1959) osa dévoiler sa chevelure et son visage devant le public sachant qu’en-dehors de la salle une poignée d’hommes extrémistes l’attendaient. La bravoure de la diva eut une grande répercussion dans la société iranienne. En 1934, les femmes gagnèrent le droit de se dévoiler la chevelure et le visage dans les espaces publics. En 1980, ce droit fut aboli par le nouveau régime iranien.

 

Dans La Chute, je mets aussi en scène le conflit entre Éros et Thanatos en opposant les mouvements ascendants et descendants et  les mouvements concentriques et excentriques. Cette opposition sera mise en valeur par une alternance de faisceaux de lumière larges et rétrécis qui me permet d’illuminer certaines parties de mon corps et de garder le reste dans le noir.

 

À la fin, la femme mythique de notre histoire s’approche peu à peu du public, au devant de la scène, là où elle interprète sa dernière danse et finit par s’écrouler. Néanmoins, cette chute ne conclut pas le solo. Attachée à une corde, une petite lampe de poche descendra du plafond. Ses mouvements oscillatoires éclaireront le corps de la femme tombée au sol. Cette faible lumière promet le retour de l’Éros.

 

 

Nasim Lootij

Merci à Lise Gagnon et Kiasa Nazeran d’avoir relu mon texte.

 

Projet

Documentation du projet La Chute

Coproduction

La Fondation Jean-Pierre Perreault présente ici le processus de création de la chorégraphie La Chute, une œuvre conçue par le collectif Vâtchik Danse, formé de Nasim Lootij, chorégraphe et interprète, et de Kiasa Nazeran, dramaturge, deux artistes d’origine iranienne. S’inspirant tout à la fois des…

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