Texte
Le 25 octobre 2022
Montréal
Chère Véronique, chère Lise,
Je vous écris mes impressions sur le diptyque Michèle Febvre et Katya Montaignac que j’ai vu. Formellement, la lettre m’inspire quelque chose de productivement intime, informel, anecdotique. J’adore les anecdotes; elles révèlent l’humanité des protagonistes, les dynamiques de pouvoir et les influences souvent écartées des récits officiels.
Pourquoi ai-je accepté l’invitation d’être artiste-témoin-médiatrice pour ce projet d’exposition sur les alliances féministes en arts vivants, et l’activation et la création d’archives ?
Parce que c’est vous. Véronique, tu as nommé des aspects de ton projet : archives-mode d’emploi, arts vivants, dialogues, perspectives féministes inclusives, artistes sous-représenté·es et marginalisé·es, création d’une communauté intersectionnelle et intergénérationnelle, et pratique artistique située, contextualisée (entre autres !). Lise, Espace Perreault est devenu partenaire du projet parce que l’approche de Véronique t’interpelle. Je pense qu’on est chacune curieuse de voir comment ça se déploie.
Pourquoi travailler la notion d’archives ?
Je suis portée par les brillantes pratiques artistiques d’une constellation de personnes qui me précèdent, m’entourent, me devancent.
Une bonne et une mauvaise chose de ma formation en ballet classique : j’ai eu l’occasion d’incarner un certain répertoire. Exemple positif, en 1989, lors d’un camp d’été (j’avais 13 ans, je pense), mon professeur de ballet à l’Académie de danse de l’Outaouais, le directeur André Laprise, nous a appris le premier mouvement de la chorégraphie de Fernand Nault sur le Carmina Burana de Carl Orff. Créée en 1966, c’était une œuvre relativement récente pour le ballet, montée sur des chants du Moyen Âge mis en musique par le compositeur allemand en 1935-1936. Ô Fortune, comme la lune, changeante… Je dansais avec une sensation de feu dans mon corps. J’imaginais la complexité de vivre au Moyen Âge (et ceci, avant que ma pensée féministe ne soit articulée ou évoluée). L’artiste Fernand Nault ne me préoccupait pas, mais les paysans et ouvriers au Moyen Âge, si. L’importance de donner corps à cet art du passé m’était évidente, et je n’ai compris que beaucoup plus tard mes angles morts. Quel art ? Du passé de qui ? Choisi plutôt que quel autre art ? Du passé réel ou sentimentalisé par des artistes plus contemporains ? Y avait-il appropriation et instrumentalisation du folklore ? Etc.
Ma relation à l’histoire s’est nécessairement enrichie, élargie et concrétisée. Quand j’ai trouvé la danse contemporaine, j’étais colocataire dans la maison de Susan Macpherson, membre fondatrice du Toronto Dance Theatre, et ensuite danseuse soliste, artiste invitée à la Danny Grossman Dance Company, et encore. Mon respect de l’histoire incarnée en cette grande dame était tel que cela m’a pris quelques mois avant de la regarder dans les yeux. Elle m’a présentée à Laurence et Miriam Adams, cofondateur·rices de Dance Collection Danse. J’ai tant découvert sur l’histoire qui me concernait plus directement, et de très nombreuses personnes aux carrières riches et bigarrées.
Dès qu’on l’amorce, le travail sur les archives, il met en lumière une personne, son œuvre, son parcours, et sa communauté. Véronique, je suis curieuse de ton rôle d’éclairagiste, qui semble à la fois méthodique et intuitif, et qui insiste sur la pluralité, même lorsqu’on s’attarde à une personne singulière.
Incursion dans le diptyque Michèle Febvre et Katya Montaignac au CCOV
Je connais plus Katya, moins Michèle. Nadège Grebmeier Forget est là — on est collègues et amies. Vous y êtes, Lise et Véronique. Et la vidéaste Tracy Valcarcel, que je rencontre pour une première fois.
Michèle lit un de ses textes sur les débuts du Groupe Nouvel Aire. Ensuite, elle continue à en parler. La construction des partitions, de murs pour les studios (où se trouve actuellement le Studio Bizz). Katya interjette une phrase à l’occasion. « Vous étiez amies… », précise-t-elle lorsque Michèle parle de Martine Époque. Des repas bien arrosés. De jeunes danseur·euses déjà âgé·es. Des histoires d’amour et de rupture. Des fins de soirée au pool hall à l’étage supérieur. « Jouiez-vous au pool ? », ai-je demandé. Les Choréchanges. Michèle décrit et danse un fragment de Dédale (1947) de Françoise Sullivan. « Je ne pensais pas en parler si longtemps », quand elle conclut son récit. La longue pratique en enseignement de Michèle est palpable : elle pèse nos différents niveaux de connaissance de cette histoire avec beaucoup d’adresse.
Katya lit un autre texte de Michèle. Nadège, qui connait Katya, observe que Katya (avec qui elle a déjà collaboré) aurait pu écrire ce texte.
Michèle « jette son corps dans la bataille », c’est-à-dire, elle danse. Je suis instantanément amoureuse de sa danse. L’ambiance est tendre, dense des échanges entre Véronique, Katya, Michèle et Tracy des deux jours précédents. Je ressens le plaisir de Michèle, la franchise désarmante avec laquelle elle embrasse l’espace, bras ouverts. Son visage est un prisme pour son langage cellulaire, nerveux et musculaire. Son sol est solide. Je crois que c’est Nadège qui exprime à quel point on est privilégiées d’être témoins. « Je le reçois comme un cadeau », dit-elle, touchée, émue.
On regarde ensuite en diagonale une captation de Violence (1980) de Paul-André Fortier, créée avec une autre danseuse en France que Michèle a remplacée à Montréal. Le duo est une caricature des jeux de séduction et de pouvoir d’un couple hétérosexuel. J’oublie qui le dit, mais les personnes qui dansent les stéréotypes ne les incarnent pas forcément dans leur vie. J’avais oublié la phase danse-théâtre de Paul-André Fortier, très influencé par sa découverte de Pina Bausch.
Lorsqu’on regarde ensuite la captation de la danse de Michèle, j’ai un petit vertige. Est-ce la captation de ce qu’on vient de voir ? Non, c’était sa danse d’hier. Ici, le métier de Tracy explose. Surtout en contraste avec la captation de Violence, où une caméra fixe dirigeait notre regard, l’entrejambe des interprètes souvent au centre du cadre. Le regard de Tracy respire : elle se déplace en filmant. Je sens le mouvement de mon regard sur Michèle, l’espace transformé par la danse, le jeu entre danseuse et celle qui filme.
Katya soulève qu’elle pensait tout connaitre sur Michèle, mais que ta recherche, Véronique, lui a permis de découvrir bien des écrits, toujours d’actualité, dans des revues collectives essentiellement perdues. Ce qui perdure, pose Michèle, ce sont les livres sur « l’histoire » de la danse. Cette vérité me frappe. Comme Michèle, j’écris depuis le début de ma carrière, et mes textes sont aussi éparpillés dans des revues ou des recueils collectifs, imprimés et en ligne, voués à la disparition.
« J’étais une interprète docile, contrairement à ce que l’on pourrait penser », lance Michèle comme ça, vers la fin de la rencontre. Il y a une longue et problématique histoire de formatage de danseur·euses dociles. Docile ou dévouée ? L’artiste expérimentale épouse la prise de risque. Minimise-t-elle son courage ?
Une des photos qui accompagne un texte de Michèle montre les étudiant·es en danse de l’UQAM, et Lise, tu y figures. Tu nous racontes une histoire très drôle sur une expérience avec Linda Rabin à l’UQAM, qui revenait du Japon. Tu parles aussi à Michèle de quand elle t’enseignait. « Michèle, tu m’as dit : “quand vas-tu ouvrir les bras ?” Plus tard, j’ai fait une vidéo de danse, une seule, et le premier geste, j’ouvre les bras. C’était physique et c’était métaphorique. » Michèle constate : « On oublie, on ne sait jamais ce qui atterrit… ». Je suis d’accord ; il m’arrive d’avoir ce genre d’échange avec des artistes à qui j’ai enseigné.
Tracy
Je suis curieuse de cette personne plus jeune, du Pérou, qui filmait, qui enregistrait. J’apprends qu’elle a immigré en 2009, qu’elle a étudié en performance interdisciplinaire et arts médiatiques et qu’elle travaille au centre d’artistes OBORO, à quelques maisons d’où j’habite, sur la rue Berri. Qui sont les Michèle Febvre de Tracy ? Quels parcours, archives et pratiques traversent son art ?
Ce qu’il en reste
(Ce qu’il en reste est le titre d’une pièce de 2005 de Louise Bédard que je n’ai ni vue ni dansée, mais amorcée lors de mon premier processus de création au Groupe Lab de danse. En visite à Montréal, j’y étais d’abord stagiaire, j’y suis devenue interprète professionnelle avec Jeanne Renaud comme œil extérieur. Pendant ce processus, je me suis blessé le dos et je faisais semblant que je n’étais pas blessée. Ce n’était pas idéal.)
La question est posée : que reste-t-il de toutes les danses qu’a dansées Michèle Febvre ? Que reste-t-il de toutes les danses et tous les gestes non enregistrés de façon officielle ?
Je ne veux pas confondre ou créer une fausse correspondance entre la valeur et l’intérêt d’un objet d’art ou d’un texte et la valeur d’une vie.
Cette incursion en studio dans ton projet, Véronique, m’a permis de mieux comprendre la vaste portée de toutes les danses de Michèle, et de vivre leur grande résonance. Dans la grande chorale d’artistes et d’influences qui me traverse, j’ai pu cerner une voix à laquelle je ne m’étais pas attardée.
Je m’éparpille… Une dernière note pour parler de nos sourires. Du perpétuel sourire de Katya (mise à l’épreuve cette année) ; du sourire de Nadège qui demande à Michèle de retourner dans la chaise un moment pour qu’elle puisse la filmer ou la prendre en photo ; du discret sourire de Tracy, qui flotte entre nous et observe ; de ton sourire Lise — même en parlant, tu souris ! — et de ton sourire, Véronique, soulagée de cette première expérience porteuse pour celles présentes.
Merci,
Marie Claire