Une danse du temps

Katya Montaignac

Initialement intitulé Les Revenants, le spectacle Mozongi évoque la mémoire. En 2001, on pouvait lire dans le programme de la Cinquième Salle de la Place des Arts : « Les revenants arpentent le lieu des intervalles et leurs traces enfantent le pas des apprentis danseurs. Ils sont les gardiens du monde et leur souffle irrigue les tranchées du temps qui ride nos vies 1Programme de la Cinquième Salle de la Place des Arts, janvier 2001. . »

L’héritage ancestral de la chorégraphe était par ailleurs souligné dans les crédits de la pièce qui, jusqu’en 2002, remerciaient systématiquement les peuples du Congo pour leur contribution à la création, et ce, avant toute institution subventionnaire. À propos de la danse africaine d’aujourd’hui, Zab Maboungou déclame dans son livre Heya… Danse ! Historique, poétique et didactique de la danse africaine :

Ma danse n’est pas primitive
comme vous dites
Elle est une danse du temps
du temps qui danse
et du tambour qui chante le temps
et toutes les pirouettes du monde
ne sauraient en épuiser le pas
Heya danse 2Zab Maboungou, Heya… Danse !, op. cit., p. 34. !

 

Au niveau de sa composition, Mozongi s’organise comme un rituel collectif, à partir de séquences de mouvements, reprises telle une incantation, depuis les premiers battements du tambourinaire jusqu’à une vibration commune engendrée par les rythmes qui, nous dit la chorégraphe, se rapportent à différentes dimensions spatiotemporelles au coeur desquelles le corps humain se déploie : la position du foetus, les reptations, la marche, la chute, le piétinement et le choeur.

Note manuscrite de Zab Maboungou, 2014

Mémoire

La partition chorégraphique de Mozongi invoque une mémoire ancestrale : « L’Afrique, continent des ancêtres, est devenue le continent du retour 3Ibid., p. 12.
. » Une série de leitmotivs rythmiques qui s’ancrent dans les corps et se développent tout au long de la pièce, enracinés à la fois dans le sol et dans le temps. La mémoire s’incarne également dans l’oeuvre à travers l’engagement du collectif qui, par la force du groupe, évoque autant le lien qui rassemble que la disparité du singulier. La danse convoque à ce titre une généalogie d’histoires de corps par le biais des rythmes : « ce sont par eux que les ancêtres parlent 4Afro-Prospérité, Montréal, 2019. Réalisation : Henri Pardo. Production :
Black Wealth Media (52 min).

». En effet, celleux que l’on pense disparu·es nous habitent. L’oeuvre de Zab Maboungou s’inspire d’ailleurs du poème « Souffles », de Birago Diop :

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans le Sein de la Femme,
Ils sont dans l’Enfant qui vagit
Et dans le Tison qui s’enflamme 5B. Diop, op. cit. .

 

Je suis de celles qui travaillent un propos chorégraphique qui s’étale sur plusieurs années et qui se cherchent, qui cherchent l’espace dans lequel il peut se produire. Je cherche des équivalences entre les choses précisément. Et, dans ce cas-là, les êtres font partie des choses. L’être ne ravit pas tout à lui. Il est parmi les choses, il est avec les choses, il est chose également. Cette phrase de Diop est tellement vraie : « Écoute plus souvent les choses que les êtres 6Ibid. . » Elle décentre complètement l’humain par rapport au monde et lui rappelle – mémoire, retour… – d’où il vient et où il s’en va. Ce poème garde toute son actualité et il mérite d’être médité, discuté et écouté. Il y a le mot « écoute ». Une danse pour moi s’écoute. Celle ou celui qui danse écoute. Tu ne peux pas faire un geste quel qu’il soit si tu n’as pas la capacité d’écoute. Il faut écouter ce monde dans lequel nous sommes et alors peut-être nous pourrons le voir.

En ce sens, je suis en dehors de la tradition occidentale du visible et de l’oeil. Pour moi, c’est l’oreille. Mais pas seulement l’oreille. Je dis toujours aux danseurs : vous devez écouter avec le corps.

Dès la deuxième répétition dédiée au remontage de Mozongi, Zab prévient que se fier à la vidéo, c’est trompeur : « Il faut arrêter de regarder la vidéo pour revenir dans le vivant. » La partition affichée sur le mur ne dit pas tout non plus. Le travail de reprise d’oeuvre engage la mémoire collective : celle de Zab, qui consulte rarement ses notes, les réminiscences de la danseuse Marie-Denise Bettez à partir de son vécu de l’oeuvre, et, enfin, les trous de mémoire de la pièce, qui sont souvent comblés par les musiciens qui montrent parfois les mouvements dont ils se souviennent aux danseur·euses.

Fabriquer du temps

Le temps revient de manière récurrente dans les oeuvres de Zab Maboungou : « Le temps est mon thème principal : le temps, la vie, la mort sont presque tous les sujets que je traite en tant que chorégraphe 7Janet Smith, « Zab Maboungou’s dance work Mozongi draws on deep African
past », The Georgia Straight, 29 mars 2017. Traduction libre.
. »
Déjà dans son solo Incantation créé en 1995, le rapport au corps s’ancre dans l’ici et le maintenant et cette force de l’instant présent se retrouve en 2009 dans Gestes dé/libérés où « le mouvement est engagement, jamais reporté ni délayé8Dossier de presse de Gestes dé/libérés (2009). ».

Mozongi est abordé comme une « physique du temps » : « Le pas est poids et le poids est temps. Non pas répétition, comme on aime à le croire, mais persistance. » Le poids du corps témoigne du temps qui passe et du rythme de la vie : « Le temps est impitoyable, car il nous donne l’impression d’être emporté·es. Il faut donc reculer. C’est cela, l’art des rythmes. On ne court pas après le temps 9Zab Maboungou, « Créer la danse », Moebius, no 174, 22 août 2022, p. 108-109. . »

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Notes

  • 1
    Programme de la Cinquième Salle de la Place des Arts, janvier 2001.
  • 2
    Zab Maboungou, Heya… Danse !, op. cit., p. 34.
  • 3
    Ibid., p. 12.
  • 4
    Afro-Prospérité, Montréal, 2019. Réalisation : Henri Pardo. Production :
    Black Wealth Media (52 min).
  • 5
    B. Diop, op. cit.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Janet Smith, « Zab Maboungou’s dance work Mozongi draws on deep African
    past », The Georgia Straight, 29 mars 2017. Traduction libre.
  • 8
    Dossier de presse de Gestes dé/libérés (2009).
  • 9
    Zab Maboungou, « Créer la danse », Moebius, no 174, 22 août 2022, p. 108-109.

 

Boîte chorégraphique Mozongi

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