Article

La voix du corps dansé

Auteur·trice
Myriam Jézéquel
Publié le
10 avril 2024

Débuter la danse par les mots n’est pas une démarche ordinaire en classe de danse. Prolonger le mouvement corporel par la gestuelle de tracer ou l’acte (physique) d’écrire ne l’est pas davantage. Pour la petite histoire : après des années à écrire et des années à enseigner un style dansé – en deux activités professionnelles bien parallèles – il me fallait réunir les deux. Absolument. Question d’harmonisation, de cohérence, d’unité. Quête personnelle aussi d’une écriture corporelle révélée par son mouvement propre et amplifiée par les mots du corps. L’alliance des mots et de la danse comme façon (et méthode) d’expression et de révélation de soi.

Ainsi, débute l’aventure créative de mes ateliers Danse & Écrit destinés au grand public – « sans expérience » ou « sans talent » précisent souvent les participant·es, dès le pas franchi dans la salle de danse, de loisirs ou l’espace communautaire. Des participant·es de tous âges et peu expérimenté·es donc, mais intéressé·es ou interpellé·es. Car les mots du corps font partie de cette mémoire vive et de cette âme incarnée qui habitent tout un chacun. Et si nous pouvions accéder à la parole du corps par l’alliance de ces deux formes d’expression ? Comment les mots peuvent impulser sa danse intérieure ? Comment l’expression corporelle peut faire naître ou jaillir l’écriture du corps ? Témoignage.

Bouger en corps et en conscience

Habitué·es à imiter les gestes, les participant·es ont souvent les yeux grands ouverts sur l’instructrice ou l’instructeur et une vision périphérique sur le groupe. Un préalable : passer du « je me vois danser » à « j’écoute mon corps danser » réclame de renouer avec les sensations de son corps. Premières minutes de respiration profonde avec grands ronds de bras alternant dedans dehors. Exploration des sensations en lien avec les ressorts du corps, ses muscles et ses réactions. Exploration de parties du corps, depuis les articulations jusqu’aux sensations de souplesse, raideur, légèreté, lourdeur… Déjà, des participant·es s’approprient leur corps tel qu’il est, observant des tensions négligées, une vitalité concentrée, une lourdeur ou une légèreté insoupçonnée.

c. Myriam Jézéquiel (2021)

c. Myriam Jézéquel (2021)

La conscience de soi s’accroît avec d’autres petits mouvements, en corps et en conscience, dans un progressif ralentissement et un déroulement du geste jusqu’à sa finalité. Déjà, la conscience devient plus perspicace de ces « instants de vie ». L’écoute plus sensible ou plus subtile. Quelque chose se passe. Une détente. Une respiration nouvelle. Inspirée par la danse intuitive, je poursuis avec des thèmes musicaux et des images correspondantes, tel que la fluidité associée à l’élément de l’eau. Souvenir, émotion, sensation s’éveille… Le temps n’est pas encore venu de nommer. Peu à peu, les participant·es délaissent l’habitude prise de « travailler » leur corps pour le laisser être, librement dansant et dansé. Ces corps qui bougent sous le contrôle de l’esprit se repère assez facilement dans un groupe. Ces participant·es-là paraissent « dissocié·es », tête et corps scindés. Il m’arrive de stimuler un lien plus intime avec leur ressentis en les faisant imaginer une huile parcourant le corps en son entier. Soudain, le mouvement ralentit dans l’éveil de leur sensualité. L’image prend corps et en s’incorporant, détend bien des tensions physiques et des résistances mentales. Dans leurs mots, certain·es diront à la fin de l’atelier, que quelque chose s’est entrouvert qui les mène ou, plutôt, qui mène la danse comme malgré eux et elles.

D’un seul geste

Il suffit parfois d’un seul geste pour délier la retenue – très socialisée – du corps. D’entrée de jeu, j’invite les participant·es à accueillir un mot en relation avec un moment ou une situation de la journée. Un mot qui leur vient à eux spontanément. Un mot suspendu comme une note de musique. Un départ. Puis, à mettre en forme et en mouvement ce mot par le geste de dire. Le geste vient de soi. En silence, on écrit le mot dans l’espace. On prolonge ce mot d’une expression plus abstraite. On offre au vide ce mot sans mot, ni parole. On s’en remet au savoir du corps pour guider le geste. De ce geste muet, déjà, peut jaillir une parole du corps. Tout est dans la gestuelle et la liberté personnelle. À débuter l’atelier par ce geste libre, le corps commence à se délier de ses contraintes et de ses enfermements. L’épaule qui se soulève, le coude qui articule, le poignet souple et les doigts traçant le mot dans l’espace vide et plein d’énergie. Presque tous et toutes en viennent à s’autoriser un ou des pas dans l’espace, le geste impulsant le mouvement, la main balayant l’espace et entraînant le corps dans son déplacement. En duo, les participant·es face à face reproduisent le mot de l’un et de l’autre dans un jeu de miroir. Les gestes accordés relient les deux participant·es, au-delà de ce reflet. Un début de dialogue. Une promesse de rencontre peut-être, entre deux corps parlants. Même un simple mot comme « bonjour » est empreint de la personnalité du geste.

Dessins d’une participante : Ophélie Dubois

Apparences

Il y a des apparences qui informent, prennent forme avec le mouvement et se reforment après le mouvement. Et il y a des corps dissimulés derrière des murailles d’apparence qui trouvent par la danse et l’écriture le chemin de leur expression personnelle. Jouer de l’apparence comme d’une posture pour soi, adressée au regard extérieur est l’un des exercices avec lequel j’amorce ensuite le processus de dévoilement de soi. J’invite les participants à choisir une posture comme un habit dans une garde-robe, puis à défiler dans cette posture, d’abord à deux, puis seul·e sous le regard du groupe, puis en duo permettant l’influence d’une posture sur l’autre, dans un jeu d’écoute mutuelle et dans la nuance de ce qui se laisse toucher. On change de posture et on défile à nouveau. On choisit sa posture et l’offre au groupe comme une représentation posturale de soi. Ça rit et ça donne à réfléchir à la mise en scène de soi, du corps dans l’espace public. Mine de rien, cette simple posture ancre un positionnement, comme une prise de position désormais affermie, désormais affranchie ou plus franche.

Être un corps

Commencer à être un corps passe – selon ma perception – par la prise de parole du corps. Une parole habitée, incarnée, viscérale. L’écriture d’une résonance. La voix d’une vibration. Parvenir à incarner totalement, absolument son corps charnel, l’essence de ses mots. J’en propose un dévoilement et une incarnation en sept actes dans ma corps-et-graphie (chorégraphie) Écoute-toi de tout ton corps (Éd. Jouvence, Suisse, 2022) (mettre hyper lien : https://editions-jouvence.com/livre/ecoute-toi-de-tout-ton-corps/). Dans mes ateliers Danse & Écrit, je pars du mouvement intérieur vers le mouvement extérieur. Les déclencheurs sont multiples et sensoriels. Une odeur qui se diffuse dans l’espace. Un vent qui enveloppe le corps et le soulève dans une ascension en spirale. Une musique aux accents profonds qui imprègne la danse. L’écho d’un souvenir savoureux qui exalte ou exacerbe la danse. Il y a dans la mobilisation de tous ses sens, un éveil à la sensualité, à l’écoute des signaux de l’autre. Une intensité imprévue gagne subtilement la danse. Il émane de leur corps une douceur, une fluidité étonnante, une joie, une force inattendue. La sensualité préside et précède le plaisir même de danser. Les participant·es se montrent très réceptif·ves à ces expériences guidées et encadrées par la méthode de la visualisation. Alors, ils et elles se mettent à vivre leur corps à part entière, se détachant de leur reflet et du souci du regard intérieur ou extérieur. Un silence s’établit, une écoute intérieure s’épanouit.

c. Myriam Jezequel (2021)

c. Myriam Jézéquel (2021)

Le récit du corps

La danse personnelle raconte une histoire intérieure. Mettre en scène un rôle peut donner accès à la mise en récit du corps. C’est pourquoi faire dialoguer son corps avec son imaginaire ouvre la voie à de nouvelles façons de danser, aussi ludiques qu’authentiques. Les métaphores sur le corps sont puissantes de vérité. C’est pourquoi je les utilise. Simplement mimer une métaphore peut faire faillir l’émotion du corps. Ainsi, de cette participante pour qui « en avoir plein le dos » a pris tout sens en ressentant physiquement la pression de ses obligations sur cette partie du corps. Pour une autre, c’est ce dialogue avec une sculpture qui libérera l’immobilité en pulsion de vie, du côté des sens et de la vitalité. Les histoires de corps, intérieures, sont projetées dans les mouvements et les gestes. Quand le récit du corps mène la danse… les participant·es cheminent plus naturellement vers une nouvelle conscience de soi où le cadre sécurisant, où la présence du groupe réconfortante jouent leur rôle de garde-fous à la fureur de l’intensité émotionnelle. Avec l’appui de la littérature et de ma poésie préférée, j’amène leur histoire dansée à choisir d’autres chemins comme on quitterait un scénario pour un autre, à faire autre chose de sa gestuelle, à faire évoluer sa danse… Et la magie opère d’un espace intérieur qui s’ouvre sur quelque chose d’inconnu entrouvert par la danse…

Façons d’être

Après le souci d’être écouté·e, d’entendre ce qui vit en soi, l’atelier se poursuit avec l’exploration d’autres façons d’être. L’on interprète la danse du vent, la danse d’un rêve, la danse d’un rite ou d’une ritournelle, la danse d’un feu intérieur, la danse d’une poignée métallique, d’un éclat de rire… tout peut devenir « matériau » et « impulsion » à la danse. La combinaison d’un dessin et d’une légende. L’assemblage d’une note de musique et d’une couleur. La personnification d’un archétype et son essence. La forme d’un idéogramme et son souffle. Jouer et improviser avec le vivant, le vibrant en soi, la vibration de l’autre et laisser venir, laisser advenir l’énergie dans l’entrecroisement du corps dansant et de l’esprit dansant. À explorer l’expression du corps autrement ouvre les participant·es à se dire différemment. La palette des mouvements s’enrichit en même temps qu’une certaine quiétude s’installe et se dépose dans le corps devenu confiant en ses capacité d’expression. C’est une façon de danser et d’être qui laisse des traces. Aussi, dans la continuité du mouvement, j’invite les participant·es à prolonger cette vibration intérieure d’un seul trait continu sur la page blanche. Un papier de riz imprègne la peinture du pinceau. Les réactions sont différentes. Cela peut s’exprimer par un geste fulgurant se jetant sur la feuille. Parfois, c’est une attente – pinceau suspendu en l’air. Suspens long ou bref. Parfois, la main semble dotée d’une volonté propre et indépendante. Un participant a exprimé la surprise de relâcher une détresse par son geste puissant de la main agrippant le pinceau et se jetant à corps perdu dans cette ligne abstraite comme un outil tranchant. Tout était là. Tout était dit en un trait vif et éloquent, encrant la rage et ancrant une force.

c. Myriam Jezequel (2022)

c. Myriam Jezequel (2022)

La source de l’intuition

Dans tous mes exercices, mon approche de la créativité vise à revenir à la source de l’intuition, cette faculté de savoir avant toute prise de conscience. Pour moi, le corps sait et ne ment pas. Comme une évidence ressentie. Pour accéder au savoir insoupçonné du corps et libérer l’information contenue, l’intuition est, à mes yeux, ce qui permet d’unifier ce que la culture a séparé : le corps et l’invisible (qu’on le nomme, esprit, conscience ou âme). Pour trouver son expression unique, c’est encore l’intuition qu’il faut entraîner. Et l’écriture vient de la même source intuitive que la danse. Ensemble, ces deux formes d’expression dansée et écrite se renforcent et amplifient le pouvoir de l’intuition qui se diffuse dans cette parole, puisqu’elle amène le corps et l’esprit à dialoguer à l’unisson. Dans la plupart des ateliers, l’on offre aux participant·es d’intégrer les enseignements de sa danse ou de la danse collective, en notant dans un carnet les pensées qui leur viennent à l’esprit. Ma démarche se veut différente : je mêle les mots et les mouvements, je les entrelace, je nomme le geste en mots, je fais danser les mots. Pas de séparation mais un diapason vibrant qui s’influence mutuellement avec l’intention de parvenir à une écriture du corps et une danse signifiante. Bien sûr, les mots ne sont plus les mêmes que ceux déposés dans un carnet, alignés de droite à gauche et dans une position assise. Ces mots-là exprimés par le corps, rompent avec l’esprit scolaire du « beau » mot « bien » écrit en se tenant bien droit. Les participant·es engagent tout leur corps dans leur écriture du corps dans l’espace et l’instant.

Danser & croître

La danse intuitive est un univers en soi, très différent de la danse académique. Ainsi, apprendre une danse, c’est parler le même langage. Et il est essentiel pour danser, pour s’exprimer de se doter d’abord des bases et des moyens d’expression. Mais à défaut de se connaître, de connaître son style, l’on reprend toujours la même technique par défaut de savoir faire autrement. Élargir sa palette de mots, approfondir sa palette de mouvements… donnent un vocabulaire à ses élans et conduisent sur la voie d’une transformation. L’on cesse de tourner autour du corps pour décider d’être ce que l’on danse, de dire ce qui se danse en soi. Soudain, l’on accède à quelque chose de sensible dont le ressenti peut modifier l’image et l’expérience de son corps. Pour les plus expérimenté·es, ce corps sensible ouvre même à une psyché associée aux sensations, ce second « cerveau » ou « intelligence » du corps qui sait avant même de penser. Je serais tentée même de dire que certaines femmes passent de la femme assise (passive) à celle qui danse dans cet espace-temps. Elles seules sont le véritable sujet de leur danse. Une danse dirigée par leur élan vital.

Les mots du danseur, de la danseuse

« Il y a des mots qui font vivre et ce sont le mot… et le mot… » écrivait le poète français Paul Éluard. Et il y a des gestes qui font vivre et ce sont… les participant·es expriment ces gestes par leur gestuelle. Danser sa danse, c’est encore – et enfin peut-être – trouver les mots pour dire ce qui ne peut s’exprimer. Le corps dansant et dansé fait ressurgir des souvenirs enfouis, cette mémoire vivante. Comme animatrice, j’ai cette responsabilité de favoriser l’écoute active de ce qui cherche à se dire dans le respect profond et un sentiment de sécurité. C’est même cette extrême écoute qui permet aux participant·es de livrer leur danse, de se délivrer parfois des mots retenus, dans toute l’intensité et la complexité du corps sensible. Il est donc essentiel de se connaître soi-même dans ses capacités de perception, d’écoute et de vibration. Cela peut sembler banal comme condition d’animation. Et pourtant, avec l’expérience, je m’aperçois que cela fait toute la différence entre se laisser « porter » par un thème, une amorce, une intention et « suivre » une consigne ou une invitation. Il y aurait tant à en dire…

La danse et l’écriture n’ont plus rien d’un divertissement. Elles portent en elles un pouvoir d’expression et de dévoilement de soi tout en libérant l’élan ou l’énergie intérieure !

c. Myriam Jezequel (2021)

c. Myriam Jezequel (2021)

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