Je me plais à imaginer un registre parallèle qui fournirait des renseignements discrets sur la vie des gens qui dansent. Sous la lourde boîte d’archives, un espace invisible, tendre et illimité où le corps parlerait à découvert, sans le porte-voix de l’œuvre, sans le couvert du spectacle.
À l’automne 2020, dans le cadre du projet Cartographie des trous noirs, je pars à la rencontre de quatre danseuses et danseurs, principalement issues de la danse contemporaine et du hiphop/breakdance. Je les questionne sur les périls qui, dans le passé, ont jalonné leur pratique ou qui la bordent encore aujourd’hui : les deuils, les blessures, les manques qui freinent leur danse, l’empêchent, la métamorphosent, la font bifurquer, ou parfois, paradoxalement, la perfectionnent. J’écoute leur récit, à la recherche d’indices qui permettront la construction d’un espace web collectif dédié à ce corpus d’« antimatière ».
Je soupçonnais l’importance de mettre au jour la vulnérabilité des corps des danseuses et danseurs mais je ne m’attendais pas à être rivée à un tel sentiment d’urgence. Une ancienne danseuse m’en livre un indice : « Être blessé·e, comme danseur·euse, c’est être tellement vulnérable. C’est semblable à un gouffre qui s’ouvre sous mes pieds : mon corps en santé, performant, me permet de gagner ma vie, mais si je peux pas l’être, si je peux pas fonctionner, je peux pas faire mon épicerie et je n’ai pas l’assurance invalidité. Il faut documenter cette extrême vulnérabilité. » Une autre me révèle une part sombre d’elle-même quasi inavouable : « Inconsciemment, je vis un deuil véritable [à chaque blessure] ; celui de danser librement sans trace du passé. Je l’avoue, j’ai un peu le fantasme de la jeunesse éternelle, celle qui me permettrait d’accroitre mes capacités librement et sans retenue. » Conserver l’apparence de la jeunesse éternelle malgré l’inéluctable : « On est tous mortels. Malgré les moments de virtuosité, on s’en va tous vers la mort » me livre un danseur ayant subi plusieurs opérations au même genou. À chaque blessure, une transformation intime s’amorce. Une force est perdue, une autre est gagnée, me livre cette étudiante : « j’ai compris que la blessure n’est pas une perte de temps, c’est un temps que je dois prendre. Pour aller à ma rencontre ; connaître mes limites, mes moyens, mes espoirs.»
L’acceptation ne se fait pas sans heurt et les stratégies pour faire face à la perte (graduelle ou subite) des capacités sont vastes et multiples ; quitter le bateau au sommet de sa forme, rester et s’ajuster, contourner les blessures, « hisser des drapeaux rouges », ou alors transformer radicalement son rapport à la capacité et au sacrifice. Tenter une sincérité absolue et accepter l’émergence d’une autre danse. Malgré la divergence des récits, toutes et tous s’accordent sur une chose : il faut sortir du mutisme et révéler ce qui, dans ce dur rapport au corps où l’effort et le repli se tiennent dos à dos, appartient à la puissance infinie et paradoxale de la danse.